Numéro
spécial "Jeunes" et "Humour"
Numéro spécial
"Concours de Nouvelles 2005"
Vous pouvez découvrir dans ce numéro les nouvelles
récompensées lors de notre concours.
Illustration BD
page 2
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Patrick MERIC
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De vous à moi… page 3
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Paule LEFEBVRE
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Un aller Simple page 4-5-6-7
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Jérémy BELOT
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Visite surprise page 8 à 13
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Michèle BALEMBOIS-BEAUCHEMIN
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Puddingue page 14 à 20
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Sandra CHAMPAGNE-ILLAS
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Ch'étot écrit page 21-22-23
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Jacques HUET
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Les marrons page 24-25
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Guy LEFEBVRE
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Helmut, l'allemand
qui… page 26 à 29
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Gilbert BASQUIN
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Deux
crimes en un page 30 - 31
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Eloïse OLIVIER
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Revue de
presse page 32 |
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* Retrouvez
l’auteur dans la revue littéraire. |
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VOUS AVEZ DIT
"NOUVELLES" ? |
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Mais
oui, mais c'est bien sur ! L'appel de l'Office Municipal de la Culture a été
entendu. Une petite cinquantaine de textes, nouvelles fraîches ou torrides,
tendres ou cruelles, nous ont été envoyés de divers horizons géographiques :
Lille, Douai, Wimereux, Les Ardennes, Lyon, etc … et bien sûr notre Cambrésis
que La Caudriole dessert régulièrement.
Bravo à tous ! Un
grand merci à nos correcteurs, au nombre de cinq, anonymes comme il se doit, comme
l'étaient aussi les copies, dûment lues par chaque correcteur donc cinq fois.
La sélection fut difficile eu égard à
la qualité des travaux. Un
hommage est à rendre à la compétence et aux scrupules de nos opérateurs. Quant
aux auteurs déçus, je les rassure. Si d'aventure une perle rare, trop
frileuse peut-être, avait échappé au flair de nos détecteurs, sachez qu'il y
aura d'autres occasions, et surtout qu'un texte peut se retravailler à merci
et qu'on peut toujours forcer son talent. Puisque
nous en sommes au bilan, je pose douloureusement la question suivante :
"que sont nos "juniors" devenus ?" …Une seule candidate !
Il
me semble que le genre littéraire de la nouvelle ne fasse pas recette dans
les lycées et collèges, alors même qu'une certaine mode remet en selle les
textes courts et les livres de 200 pages. LA
CAUDRIOLE A 4 ANS ! Le
comité et moi-même présentons nos vœux de bonne et heureuse année 2006 à tous
ceux qui gravitent autour de notre journal, et naturellement aux lecteurs qui
le font vivre. JOYEUSES FÊTES ! Paule Lefebvre |
1er PRIX Jérémy BELOT de Lille UN ALLER SIMPLE |
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2ème PRIX Michèle BALEMBOIS-BEAUCHEMIN de Fontaine Au Pire VISITE SURPRISE |
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- Il a fallu
qu’elle vienne quand même, la vieille chouette ! s’exclama Dominique en
jetant un coup d’œil dehors par un interstice du store vénitien. Son père attendait
aussi derrière la grille de fer forgé mais, comme d’habitude, la jeune femme
concentrait toute sa rogne sur sa mère. Impossible de
feindre l’absence, aujourd’hui, puisque Caroline jouait à la poupée sous le
micocoulier. Convaincue de ne
devoir l’existence qu’à un aléa de l’incertaine méthode Ogino, Dominique ne
voyait pas au nom de quoi elle en eût ressenti quelque reconnaissance à
l’égard de ses géniteurs, comme les appelait Bertrand, son mari.
(L’heureux homme était né, lui, de parents inconnus). Bizarrement,
c’étaient ses rancoeurs les plus anciennes que Dominique remâchait à tout
propos. Par exemple,
qu’elle eût été affublée d’un prénom asexué qui traduisait sans équivoque le
regret de Lucienne de n’avoir pas mis au monde un fils ; ou que ses
parents ne lui eussent jamais donné la petite sœur que, vers l’âge de sept
ans, elle avait réclamée à cor et à cri. Et comment pourrait-elle oublier ce
moka à neuf bougies que, de dépit, elle avait flanqué par terre et
piétiné ? C’était avec ses copains d’à côté qu’elle voulait le manger…
mais Lucienne n’avait pas voulu de petits pouilleux chez elle. A cette époque, sa
mère était une obsédée de la chevelure. Que Lucienne fût la reine du toupet
artistement échafaudé et brillantiné, Dominique s’en fichait comme de son
premier biberon, mais qu’elle eût contraint sa fille à porter seize
papillotes pendant quelque trois mille six cent cinquante nuits, même quand
cette dernière se trouvait chez M’man Ninie, c’était du sadisme. Pourtant, un
jour, sans crier gare, Lucienne avait livré aux ciseaux massacreurs de sa
couturière les anglaises fraîchement tire-bouchonnées de la petite
princesse : une coupe à la garçonne serait tellement plus
hygiénique et plus commode pour une fillette qui allait entrer en
sixième à l’internat Sainte-Clotilde… Néanmoins, selon l’usage, les douces crolles
d’or avaient été ensevelies dans un linceul de papier de soie et rangées avec
vénération au fond du tiroir à bijoux. Dominique était
trop jeune encore pour supporter avec humour la distraction de professeurs
qui, dix jours après la rentrée, fixant ses courtes boucles de pâtre grec, continuaient
à s’enquérir : -
Dominique, fille ou garçon ? Désormais, cette
crise d’identité n’était plus qu’un mauvais souvenir. En même temps que de
patronyme et de lieu de résidence, Dominique avait changé de prénom :
ici on ne connaissait que Madame Viviane Daberlin. Troisième coup de
sonnette. Bon, autant aller
ouvrir. En finissant de se sécher les mains à son tablier, Viviane sortit sur
la terrasse ensoleillée. Elle apostropha les arrivants : -
Qu’est-ce qui vous
a pris de débarquer sans prévenir ? L’amène sourire
disparut de la face bronzée des fringants vacanciers. Maurice répondit avec
empressement : - Ta cousine Flora
nous a dit que vous n’étiez pas encore partis pour La Baule. Comme nous campons
à vingt kilomètres d’ici, nous avons pensé vous faire une surprise. A mi-voix, il
ajouta, presque en s’excusant : - Voilà plus d’un
an que nous n’avons pas vu les petits… Maurice et
Lucienne savaient bien que, s’ils avaient téléphoné, il y aurait eu un empêchement
qu’on n’aurait pas plus cherché à justifier qu’aux dernières vacances de
Pâques, de février… et de Noël. (« Nous n’avons pas de comptes à rendre
à tes parents » avait décrété Bertrand.) Viviane engagea la
lourde clé dans la serrure et entrebâilla un vantail. -
Entrez. Quatre gros
baluchons étaient posés à côté des visiteurs. Ils n’avaient tout de
même pas l’intention de s’incruster ici pendant des jours et des
nuits, non ? Comme, à la
réflexion, cela lui paraissait peu probable, Viviane s’abstint,
provisoirement, de tout commentaire. Elle s’effaça pour les laisser passer
mais reprit prestement la tête de la file après avoir refermé la porte,
esquivant d’hypocrites effusions. En outre, c’eût été dégoûtant de les
embrasser, ils étaient tout en sueur. Caroline, très
occupée à langer son poupon, leva à peine les yeux sur ces gens qui passaient
à cinquante mètres d’elle. Elle était nue et dorée comme un angelot d’église
baroque. -
On peut lui dire
bonjour ? demanda Lucienne. -
Tout à l’heure. Je
l’appellerai. Le hall parut à
Lucienne et à Maurice un havre de fraîcheur. Viviane restait sur son
quant-à-soi, un peu en retrait, ne sachant pas encore si elle allait les
faire entrer dans le salon qu’elle était en train de wassinguer quand la
sonnette avait carillonné. Elle renonça : à quoi bon encourir des critiques
sur ses goûts avant-gardistes en matière de décoration ? (Et
pourtant un observateur averti eût reconnu, dans le même agencement, les
sièges inconfortables et les meubles rigides qu’elle avait connus chez ses
parents – mais en version cuir, verre, stratifié et acier). Embarrassés,
Maurice et Lucienne restaient debout. Bertrand sortit de la cuisine : - Maurice,
Lucienne ! Quelles nouvelles ? dit-il en parodiant le parler de sa
belle-mère, namuroise d’origine. Pas plus que sa
femme, il n’invita les visiteurs à se mettre à l’aise et à s’asseoir. Maurice et
Lucienne avaient eu très chaud en voiture, et ils auraient donné cher pour un
grand verre d’eau froide. A trois kilomètres de là, ils avaient mangeotté des
morceaux de baguette au jambon tiède, déjà ramollis sous leur feuille
d’aluminium, et ils s’étaient désaltérés sans plaisir à leur bouteille de thé
sans thé – c’était ainsi que Lucienne appelait l’eau minérale à cinquante
degrés Celsius ! A l’issue de cette
brève halte, ils avaient enfilé un tee-shirt sec et s’étaient donné un coup
de peigne. Pas question de faire honte à leur fille en se présentant dans une
tenue négligée. Caroline avait
probablement terminé la toilette du baigneur car elle surgit fort à propos, radieuse
baby doll, dans le rectangle éblouissant de la porte restée ouverte. Cet
encadrement faisait d’elle la réplique presque parfaite de Dominique au même
âge, telle qu’on la voyait sur la photo prise chez M’man Ninie ; mais,
sur l’armoire, à Paris, Dominique portait une jolie robe rose empesée, à
smocks et à volants. Caroline s’agrippa
au bermuda de son père. -
Qui c’est, les
gens ? s’enquit-elle. - D’abord il est impoli de dire :
« Qui c’est ? », lui fit remarquer Dominique, et tu sais bien
que tu ne dois pas venir interrompre la conversation des grandes personnes.
Je ne t’avais pas appelée… Lucienne
intervint : -
Tu ne reconnais pas
ton papy et ta mamie, Minouchette ? Viens donc nous donner un gros
bisou ! L’enfant ne savait
plus que faire et probablement se méfiait-elle de cette étrangère trop
familière. Le maladroit Minouchette
avait échappé à Lucienne. C’est ainsi qu’elle appelait Dominique quand, aux
congés, elle allait la voir avec Maurice chez M’man Ninie. Déjà finaude,
Minouchette trouva un compromis : elle tendit sa joue droite à Lucienne
et fit un semblant de révérence devant son grand-père. Puis, sans plus
s’attarder, elle retourna à ses jeux. Cependant, avant
de passer le seuil, elle proposa : - Viviane, veux-tu
que je monte avertir mes frères de la visite des grands-parents ? - Non, tu sais bien que tu ne dois pas les
déranger quand ils font leurs devoirs de vacances. Mets plutôt ta bouée et va
faire quelques longueurs de piscine. Tes frères iront te rejoindre dans un
quart d’heure. -
Tu veux dire que
vous avez une piscine privée ? s’étonna Maurice. - Oui, depuis quelques mois, répondit
Bertrand. Ma mère nourricière s’est fait écraser par un camion, l’année
dernière, dans ce bled de l’Oise où elle vivait. Les enfants profitent ainsi
de ses petites économies. Il ne saisit pas
l’occasion de remercier ses beaux-parents d’avoir cautionné, en hypothéquant
leur propre appartement, l’emprunt qui avait permis de construire cette
maison. Au lendemain de
leur mariage, nantis de quelques diplômes et de leurs livrets de caisse
d’épargne, Dominique et Bertrand étaient venus abriter leur jeune bonheur
dans une mansarde grise du vieux Nîmes. Ce n’était qu’après un an de
débrouille et de petits boulots que Bertrand avait trouvé un travail à la
mesure de ses compétences. Et que, deux ans plus tard, ils avaient voulu leur
premier enfant et rêvé d’un véritable foyer où Viviane élèverait, dans le
confort et l’harmonie, une ribambelle d’adorables marmots… Lucienne désigna
les sacs de voyage abandonnés sur le dallage de travertin et prit un ton
enjoué : -
Cadeaux pour toute
la famille ! En ce qui concerne les survêtements (Elle pourrait dire « joggings » comme
tout le monde, pensa Viviane), je n’étais pas trop sûre de la taille de
chaque enfant… et à vrai dire je ne connais pas leurs goûts ; j’espère
ne pas être tombée à côté de la plaque. Sa fille la
fusilla du regard. Cette expression triviale –et déjà désuète- était
choquante dans la bouche d’une
femme qui s’était tant offusquée des quelques provocations langagières de
Dominique adolescente. Et la vulgarité n’avait pas cours ici. - Déballe tes sacs
et pose les paquets sur ce coffre, ordonna-t-elle. On verra plus tard. Son père lui
tendit une enveloppe : -
Tiens, c’est pour
la rentrée scolaire des enfants. -
Merci, dit-elle en
empochant le chèque. Depuis que
Bertrand était représentant en hydrocarbures sur un très large secteur, il
n’avait vraiment pas besoin d’aucune aumône pour faire bouillir la marmite.
Mais, puisque ses vieux y tenaient, sa femme aurait été bien bête de refuser
un fric dont ils n’avaient que faire et qui lui reviendrait, de toute façon,
après leur mort, disait-il. Les Daberlin
supportaient mal d’être continuellement harcelés. A croire que Lucienne et
Maurice n’avaient pas compris le sens du déracinement délibéré des jeunes
mariés. Viviane s’était vite rendu compte que, si la distance avait réduit la
fréquence des rencontres, elle n’empêchait pas ses parents de continuer à étouffer
leur progéniture sous des monceaux de cartes postales du type :
« Bons baisers de Majorque, de Londres ou de Tataouine… », de colis
de jouets démodés ou même, une fois, de pages de jérémiades qu’ils avaient
cru mieux faire passer avec quelques fafiots. Quant au
téléphone… Un jour que Viviane était au bord de la crise de nerfs, Bertrand
s’était rué sur le combiné et avait hurlé : -
Vous avez bientôt
fini de dédouaner votre conscience ? Il leur avait
décrit le mal-être de sa femme quand elle les entendait. Se rendaient-ils
compte à quel point ils perturbaient la vie conjugale et familiale de leur
fille ? Il était temps qu’ils sachent qu’ils la rendaient carrément
malade quand ils annonçaient leur visite. Après ce clash
Maurice et Lucienne s’étaient tenus un moment tranquilles mais, depuis qu’ils
étaient en retraite, ils rôdaient dans le coin tous les étés à les épier, à
les tourmenter, à tenter d’inverser la culpabilisation peut-être ? Allait-il falloir
leur enjoindre, plus clairement encore, d’aller planter leur tente ailleurs,
au propre comme au figuré ? … Lucienne et
Maurice déglutirent le peu de salive qui leur restait et sortirent une
vingtaine de paquets. Un papier cadeau rouge et or, décoré de pères Noël,
recouvrait une bonne moitié d’entre eux. Profitant de ce
que ses beaux-parents avaient le dos tourné, Bertrand essaya de passer un
message à sa femme, lui désignant l’étage, leurs visiteurs, puis tapotant
nerveusement sa montre. Mais Viviane ne
comprenait pas. Agacé, il décida de s’exprimer à mots censés être
voilés : - Ma chérie, tu devrais appeler tout de
suite les garçons. Tes parents sont fatigués, ils ne vont pas rester une
demi-heure à les attendre. En son for
intérieur, Viviane bénit la présence d’esprit de son conjoint. Elle
s’approcha de l’interphone et demanda à ses fils de descendre. Ce qu’ils
firent instantanément, en file indienne, le plus jeune devant, le plus âgé
fermant la marche. Lucienne,
échaudée, ne sollicita aucune autorisation. Elle se pencha vers Pierre et fit
claquer deux gros baisers sur ses joues rondes. Pendant ce temps, Nicolas, le
plus grand, tendait la main à Maurice : -
Bonjour, Mons… Il se
reprit : -
Bonjour,
grand-père. Louis, qui lui
emboîtait le pas, salua ses grands-parents de la même façon. Il ajouta tout
de même, l’index pointant les cadeaux empilés : -
Merci pour vos
cadeaux divers. (Curieuse façon
de parler, se dit Lucienne : divers ou d’hiver ? A neuf ans
cet enfant est-il déjà capable d’ironiser ?) Elle avait
effectivement fait la plus grande partie de ses emplettes en décembre,
espérant, contre tout bon sens, que sa fille accepterait de remonter à
Paris pour réveillonner en famille. Mais Louis n’alla
pas dénouer les bolducs. Le silence s’installa, l’atmosphère s’alourdit. Les
garçons remontèrent dans leur chambre (ou leurs chambres ? se
demanda Lucienne. Jamais ni elle ni son mari n’étaient allés à l’étage.) Viviane, joviale,
lança : -
Les garçons élèvent
des lapins au fond du jardin. Voulez-vous les voir ? Après un bref
regard en direction de Lucienne, Maurice acquiesça. Dehors, ils auraient
peut-être droit à des sièges en plastique et à un rafraîchissement. Sa femme
devait avoir la pépie comme lui. Maurice s’extasia
devant les géants des Flandres, énormes lapins gris dont chaque abattage
fournissait tant de chair que Bertrand en avait déjà rempli un demi
congélateur. Lucienne chercha en vain le chien qui aurait pu ronger les os. Viviane constata
en geignant qu’il y aurait encore des seaux de mange-tout à cueillir ce
soir : depuis le début du mois, on passait au moins une soirée sur trois
à les stériliser. Lucienne
osa : - Nous sommes
encore pour quelques jours dans la région… Si tu le veux, nous pouvons
t’aider à les cueillir et à les préparer… - Ce n’est pas la
peine, répliqua vivement sa fille ; nous nous débrouillons en famille. Bertrand
ajouta : -
Profitez plutôt de
vos vacances, l’arrière-pays nîmois est si beau… Autour de la
piscine où s’ébrouait Caroline, à l’ombre légère des tamaris et des mimosas,
un salon de jardin et des chaises longues invitaient au farniente. Le
lavandin embaumait et les lauriers-roses n’étaient qu’une fleur. Volubile,
Bertrand expliqua à son beau-père les tenants et les aboutissants de la
construction, du fonctionnement et de l’entretien d’une piscine. Viviane répondit
aux questions de sa mère sur la scolarité des garçons : c’était le seul
sujet susceptible, en l’occurrence, de la rendre prolixe et d’animer ses
traits. Elle mit les bons résultats de l’année précédente sur le compte d’une
éducation quasi spartiate et d’une ambiance familiale sécurisante. Elle
n’interrogea ses parents ni sur leur santé, ni sur leurs activités, ni sur
leur environnement qui avait été aussi le sien pendant quinze ans. Sans s’être
concertés, Bertrand et Viviane tiraient leurs visiteurs vers le portail. -
Bon, ben, à l’année
prochaine ! dit Dominique. Le O de la bouche
de ses parents se figea, comme dans ces cauchemars où les appels de détresse
restent aussi muets que les coups de gueule d’une carpe. Les Daberlin
détournèrent leur regard. Puis Bertrand tendit
la main à ses beaux-parents. Prenant exemple sur sa fille, Dominique présenta
sa joue. Même si ce contact physique la révulsait, elle ne pouvait pas éviter
un minimum de salutations finales sans se prêter à des remarques qui
prolongeraient la visite. … Dix minutes de
mutisme plus loin, Lucienne et Maurice se reprocheraient, pour la énième
fois, d’avoir laissé leur bébé à M’man Ninie pendant cinq ans.
L’après-guerre, la crise du logement à Paris, le deux-pièces lilliputien de
la mère de Maurice, grabataire, leurs emplois à préserver, ne leur
paraissaient plus, depuis longtemps, des raisons suffisantes pour s’être
privés de leur fille. Ils avaient pourtant cru bien faire, à l’époque, et
Dominique s’était épanouie à ravir au grand air de la campagne boulonnaise,
adorant une grand-mère maternelle qui lui consacrait chaque minute de sa vie… Lucienne
n’oublierait jamais le retour forcé de la petite, après la mort subite de
M’man Ninie. La première nuit, alors qu’elle se penchait sur sa fille qui
hoquetait de désespoir dans son oreiller, elle avait vu se dresser une furie
menaçante et cramoisie : - Va-t-en !
Je ne t’aime pas ! Je te crèverai les yeux ! Je veux retourner chez
ma mémère… Maurice et
Lucienne, un peu voûtés, remontèrent dans leur voiture étouffante. Ils ne demandèrent
pas à dire au revoir aux enfants. Par bonheur, Dominique et son mari ne
s’étaient pas attardés à la porte. Ils eurent le temps de rapporter les sacs
vides que les vieux avaient oubliés sur la terrasse. Michèle
BALEMBOIS-BEAUCHEMIN |
3ème PRIX
Sandra CHAMPAGNE-ILAS de
Gommegnies PUDDINGUE |
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La famille, c’est une grande table, et tout le monde autour. Laetitia Casta, Téléstar 2001 « Aujourd’hui, rien. » Cesare Pavese, Le Métier de vivre -
Tu
devrais l’annoncer à maman. -
Annoncer
quoi ? -
Ta
grossesse. -
Ma
grossesse ! Quelle grossesse ? - Celle que tu devrais avoir depuis un bail. Voyons, Rachel, tu ne
vois donc pas que maman et papa n’attendent que ça ? -
Tu
veux dire, mon bonheur ? -
Mais non, grosse patate, un bébé tout mignon qu’ils pourraient
papouiller à longueur de journée. -
Et
pourquoi t’en fais pas toi, des gosses ? Pourquoi moi, toujours
moi ? -
Parce que je suis beaucoup plus jeune que toi ! Parfois je me
demande si ce n’est pas ton égoïsme qui te rend stérile. Cela te pose
peut-être un problème métaphysique que de faire plaisir aux parents ? -
Métaphysique, je ne sais pas, mais physique, oui. Pour avoir un môme,
faudrait déjà dégoter un étalon, et je n’ai pas ça en rayon en ce moment,
c’est marrant, non ? -
Ecoute, je crois que tu devrais d’abord te prendre en main.
Regarde-moi ces cheveux ! Un cheval refuserait de bouffer le foin qui te
pousse sur le crâne. Prends exemple sur quelqu’un de valable. Si tu veux, je… Voilà, celle
qui parle et que je coupe dans ma tête, c’est Isabelle, ma chère sœur. Elle
est gentille dans son genre, mais futée comme une belle de Fontenay. C’est
dimanche, c’est la fête des mères, et tout le monde est là, p’pa, m’man,
Isabelle, Claire, mariée à Beau-frère, et Malcolm, leur « petit chérubin
des prés ». Et évidemment, comme chaque année, on discute ferme sur ma
situation de célibataire endurcie. Chacun y va de son couplet frelaté : yaka !
Taka ! Une vraie incantation de sioux qui me scie les oreilles. Au
début, chacun y allait mollo, mais les années passant, on ne s’embarrasse plus
d’euphémismes ; on y va franco. C’est le privilège des années que de
lâcher du lest. Après tout, elle a le dos large, la Rachel. Ce n’est pas tant le manque de
prétendants que l’apparition de mes premiers cheveux blancs qui inquiète le
plus mon père ; ma mère se demande quand elle aura l’auguste joie
d’enfiler les rollers de super mamie ; et ma sœur Claire, avec ses airs
blasés coincés dans un tailleur Prada, mais avec plus d’expériences sexuelles
à son actif que Madonna, JFK et frère Bonobo réunis, se demande si elle
deviendra un jour Tatie… Cette année,
ils s’étaient tous donné le mot. -
On
a une petite surprise pour toi, Rachel. -
Ah
ouais ? Je déteste les
surprises ; ça rime avec emprise. Et voilà
qu’ils parlent tous à la fois. Seul le petit Malcolm se tait. Il me regarde
d’un air de dire « sont tous devenus barjots, ma parole ». Tous ont
décidé de conjuguer leurs talents ineffables pour servir une noble
cause : me dégoter LE mâle de ma vie. Je ne dis rien. Je laisse dire.
J’ai l’habitude. Je les observe, tous ces gens qui forment MA famille. Ils
vivent autour de moi, s’agitent comme des poissons dans un bocal et moi, je
reste là, pétrifiée par leurs certitudes, engluée quelque part entre hier et
demain. Je regarde mon assiette. De la salade de boulgour. Beau-frère fait la
grimace. Pour un carnivore grande gueule, dur dur de s’aligner sans bruit ni
fureur devant un plat végétarien préparé avec amour par Belle-maman. C’est dans ces moments de grande
solitude que j’envie le plus mon pote Umberto. Lui n’a pas de problème avec
sa famille puisqu’il n’en a pas ou si peu : une mère accro aux amphètes,
un père confit dans le muscat, un frère en cabane suite à un hold-up raté au
Monoprix de Valenciennes. La totale. Umberto crèche dans un chalet alpin
paumé à plus de 2000 mètres d’altitude, entouré de bouquetins, de buses et de
lapins qui se battent les mirettes de votre cycle d’ovulation et de la
fréquence de vos coïts. Comme tous les ans, il y a du pudding
au dessert. Je les trouve bizarres cette année. Enfin, je veux dire, plus que
d’habitude. Mon filleul Malcolm ne cesse de me reluquer du haut de ses huit
ans avec une curiosité non dissimulée. Mais Isabelle se lève, plante son
regard droit dans le mien et prend cette voix horripilante à la Barry
White : - Rachel, tu te souviens de mon
séminaire en Norvège l’année dernière ? Je me suis fait un sacré réseau
de contacts là-bas. Pour ce qui
est du contact, je veux bien la croire. Toutes les
fesses poilues d’Oslo ont dû y passer. -
Eh
bien, sache que je t’ai concocté un rendez-vous galant avec l’un de ses
autochtones. Je la regarde, je les regarde tous,
interloquée, une cuillère de pudding plein la bouche. Ils n’ont pas osé quand même ! -
Cela
n’a pas l’air de te faire plaisir… -
C’est
une blague ? Famille de dingues ! J’aurais
mieux fait de me faire hara-kiri avec le bistouri de la sage-femme quand j’ai
eu l’idée malheureuse de quitter douce planète Utérus. -
Tu
rêves Rachel ! Tu as rendez-vous demain soir avec Olof. Quand tu le
verras, crois-moi, tu me remercieras. Olof, c’est Kirk Douglas dans Les
Vikings en mieux. óóó Le lendemain,
je me retrouve dans un restau scandinave. Ma sœur m’a roulée dans la farine.
Kirk Douglas sans sa fossette au menton n’est pas Kirk Douglas, et Olof n’est
pas Kirk Douglas. Il arrive, il est là, tellement droit dans ses chaussures
que la lettre i paraît bancale à côté. Et, avec ça, un accent à couper au fil
des heures. D’entrée de jeu, je touche un point
sensible : Bergman. Entre vous et moi, quand on s’ennuie ferme, mieux
vaut se faire un Disney aux propriétés émollientes et ne pas enfoncer le
couteau dans son petit cortex meurtri en visionnant un film d’Ingmar Bergman.
Malheureusement, pas de bol pour moi, c’est le réalisateur préféré d’Olof. - Pourtant, il est Suédois et toi
Norvégien ! Je pensais que c’était la troisième guerre mondiale entre
ces deux pays ! Olof me regarde
glapir mes conneries. Je ne sais pas quoi dire. Je ne vais quand même pas lui
parler de mon boulot d’assistante sociale. Ce n’est pas aussi palpitant que
la description en détail de l’île de Gotland, ses plages de sable blanc, ses
forêts de pins enivrants… En sirotant mon quatrième verre de pinard, je me
rends compte que le sourcil droit de mon viking est plus relevé que le
sourcil gauche ; ça lui confère un regard glacial et hautain, un regard
de nazi en goguette. -
Tu
n’aimes pas Bergman ? Mais c’est un pur génie ! -
Si,
si, j’aime bien. Mais, pour tout te dire, je préfère Hitchcock. Je commande un
kir framboise que j’avale à la vitesse Mack 3. Si je le pouvais, je me
noierais volontiers dans ma coupe, mais mon fessier en goutte d’huile ferait
tache. -
Vous,
les Françaises, vous ne crachez pas sur la boisson, hein ! A la fin de la
soirée, Olof me raccompagne chez moi. Dans la voiture, il y a un paquet qui
m’est destiné. Olof ne descend pas. Il a sommeil et doit se lever tôt demain
à cause d’un séminaire sur les déchets recyclables au Zimbabwe. Il ment, mais
ce n’est pas grave car moi, je n’ai pas sommeil et je n’ai pas de séminaire
de prévu (du moins, jusqu’à ma prochaine vie). -
Merci
pour cette délicieuse soirée. Quelle
hypocrite je fais. -
Passe
le bonjour à Isa. Ta sœur est géniale, mais ça, tu dois déjà le savoir. (Sous-entendu :
ta sœur est une bombasse, et toi une nullasse) Ma sœur, je
l’avais oubliée celle-là. Agenouillée sur mon tapis vieux comme
Hérode, le teckel du 3e, j’ouvre le petit paquet : du
Bergman. J’aurais dû m’en douter. Je me tape donc allégrement Le Septième
Sceau et Cris et chuchotements en V.O. sous-titrée. Un bonheur… Je
m’ouvre une bouteille de champagne pour fêter ma réinsertion dans la vie
culturelle, un mathusalem que je sirote toute la nuit, le cœur lourd et
l’estomac sec. De toute manière, demain, je ne travaille pas. C’est Dimanche
et Dieu se fout de mon existence. óóó Le téléphone sonne.
C’est Umberto ! Il appelle rarement, mais quand c’est le cas, ça dure
des heures. Je lui explique que j’ai mal aux cheveux, au crâne, que ce
dernier a été provoqué par un abus de films suédois sous-titrés en français.
J’en ai les yeux qui pétillent encore d’avoir eu à décrypter dans le noir les
lettres blanches en bas de l’écran poussiéreux. Umberto éclate de rire. Il
trouve que je suis une rigolote. Jamais compris. Je me trouve triste comme la
pluie, moche comme un cul de mandrill, au final sans intérêt. Il me parle de
son cousin lointain, Shawn. Un anglais pure race. Umberto souhaiterait que je
lui fasse visiter la ville. Je comprends tout de suite que lui aussi a été
mis dans le coup. Sans doute initié par l’ayatollah qui me sert de mère.
Traître, tu t’es laissé emberlificoter dans les rets de l’impitoyable mafia
familiale ! Et voilà que je me retrouve la semaine
suivante en compagnie d’Hugues Grant, les dents de lapin en moins et l’œil
tombant en plus. Shawn se colle aux fourneaux. Au menu : haddock bouilli
et plum-pudding. Jamais aussi bien mangé de ma vie. -
Dis-moi,
Rachel, est-ce que tu aimes le jazz ? Ah, nous y voilà : la
question-test. J’hésite. Le jazz, le classique, ce n’est pas mon point fort.
A part Glenn Gould et Richard Clayderman, j’y connais que dalle. Mais Shawn
est tellement craquant dans son bermuda rose buvard. Ce n’est certainement
pas le moment d’afficher une vacuité intellectuelle qui serait présentement
des plus malvenues. -
Euh
oui, un peu… -
Moi,
mon préféré, c’est incontestablement Artie Shaw. Tu aimes Artie Shaw ? J’affiche
un sourire de Joconde béat. Si je l’aime ? Le cœur surtout, avec de la
vinaigrette, of course ! óóó A la suite de cette séance musiculinaire
décevante, ma mère se décide à prendre ma vie à bras le corps. Ma mère a le
goût des autres. Elle ne supporte plus de me voir traîner mes savates
pourries cloîtrée dans mon F2 et m’invite au restau grec. - Je vais te présenter Yannis. C’est
le patron. N’oublie pas d’avaler un tranxène car tu vas tomber raide morte
quand tu vas le voir. En effet, entre le tzatziki et la
moussaka, Yannis fait couleur locale. Je me penche discrètement vers
l’oreille de ma mère. - M’man, ce n’est pas mon type d’homme
et j’aimerais assez que tu me lâches les baskets maintenant. Mais
bizarrement, lorsque j’ai quelques récriminations à formuler à son endroit,
Mère a comme qui
dirait des problèmes d’audition. - Allons, fais pas ta difficile.
Yannis est beau gosse, non ? On dirait un chippendale. Et en plus, il
est riche. Tu seras heureuse avec lui. Regarde comme il te regarde ! Je me
retourne. La curiosité est un vilain défaut, surtout lorsqu’elle est suscitée
par sa propre mère. O.K., Yannis me mate la nuque, mais comme il materait une
méduse tétraplégique se dorer la pilule sur le rivage de la mer Egée. -
M’man,
tu l’as payé ou quoi ? Il regarde ses feuilles de vigne avec plus
d’intérêt. Partons d’ici,
je me sens mal à l’aise. Mère a l’air désappointé. Qu’a-t-elle
bien fait au bon dieu pour qu’il lui donne une fille aussi… décalée ?
Les enfants ne sont que source d’ennuis et de lassitude. Enfin, c’est comme
ça. Et elle avale son ouzo cul sec. -
Tu
es divinement égoïste, ma chérie. Ne compte plus sur moi dorénavant. Jusqu’à la
prochaine fois… Au moins, ce jour-là, Mère n’aura pas
eu à payer son café tassé. Offert par Yannis, après mon départ précipité,
avec les compliments de la maison. óóó Ma sœur Claire me présente deux
semaines après le frère de son collègue de bureau. Elle me montre une photo.
Un Marocain aux yeux gris avec des Weston brillantes aux pieds. Je commence à
me prendre à leur petit jeu malsain à tous et ne me départis pas de mon
calme. Claire me parle de lui avec emphase. Jawad cherche une épouse. Moi un
bon coup. -
Rachel !
Comment peux-tu être aussi vulgaire ? -
Et toi, répliqué-je, comment peux-tu être aussi hypocrite ?
Pourquoi ce mec serait-il séduit par ma cellulite et ma peau granuleuse façon
crumble ? -
Pfff !
Tu exagères toujours tout. Déjà petite… - Quoi ? Cela fait des mois que vous
complotez comme des rats derrière mon dos et je devrais la fermer ? Claire fait
comme si elle n’avait rien entendu. C’est bien la digne fille de sa mère. Et
elle continue son panégyrique, imperturbable. -
En
plus, il a une licence de philo. -
Raison de plus ! Ceux qui font philo sont les pires. Tu ne lis
jamais Pierre Bellemare ? Ils se bourrent la cervelle de bouquins
incompréhensibles, ça leur bouffe la vie et celle des autres. Ils font en
sorte que tu tâtes du Zarathoustra dès l’aube. Merci bien. Après, ce qu’il
ont lu, ils le mettent en pratique sur toi, et si c’est du Nietzsche, tu t’en
prends plein la poire pour pas un rond ; et ils vomissent tout leur
mépris, leur rancune, leur désespoir d’être né sur cette terre de granit, du
vomi sacerdotal partout sur ta pauvre carcasse d’être humain, trop humain. Claire s’impatiente. Elle n’entend
rien à tout ce charabia. Parfois, des mots me sortent de la bouche sans que
je les contrôle vraiment. Je m’entends parler et je trouve ça chouette, cette
puissance éphémère. Claire toussote. Les créoles qui encadrent son visage
bombardé d’U.V. ont soudain la danse de Saint Guy et c’est joli. -
Fais
un effort, Rachel. O.K., lui réponds-je
malicieusement. Mais que ce Jawad m’envoie donc un C.V. complet. Je pensais
être débarrassée à jamais de toute cette histoire. Que nenni. Jawad m’envoya
bel et bien un C.V. et une photo où on le voit de dos, ainsi qu’une lettre de
motivation explicite : une feuille de 80 g à vue de main, blanche,
immaculée, pure. Le désert de l’Humanité tout entière couché là, entre mes
doigts tremblants. Ce soir-là, pas de champagne. Ecouter
Kate Bush et ne boire que les larmes versées directement dans l’antre de ma
propre béance. óóó Beau-frère aime bien les défis. La
preuve : il a épousé ma sœur. Enfin, voyant que sa femme s’y prenait
comme un manche avec moi, il me présente son pote de toujours avec qui il
partage ses passions : le football et le point de croix. Simone est
italien. En France, quand on est un homme et qu’on s’appelle Simone, ça peut
la foutre mal, mais Simone a de l’humour, ce qui est un trait de caractère
assez rare chez le spécimen mâle. De plus, Simone est le genre de type à te
mijoter un minestrone du tonnerre, à te concocter un risotto d’enfer, à te
faire déguster un sabayon au marsala à se taper le coquillard par terre et à
te mettre aussi nue qu’un ver de terre plus vite que l’éclair. Mais Simone a
deux gros défauts : c’est le meilleur pote de beau-frère et, le moindre,
il aime le foot. Et je me suis toujours juré de ne pas attraper le ballon
avec un mordu du ballon rond. Il y a des limites décentes à ne pas dépasser… óóó Mon père, ce héros. Je le vois venir
avec ses sabots qu’il a fort gros. -
Viens
ce soir avec moi au Mille pâtes, je vais te présenter quelqu’un de
génial. Je rencontre
Eugène, donc, qui commence bien la soirée en choisissant un vin charnu et
bouqueté. Mon père m’observe de biais, l’œil humide. Eugène est plutôt beau
garçon, mais très vite, ce dernier s’évertue à nous faire partager son savoir
indiscutable sur les différents cris d’animaux tout en les imitant à table.
J’ai la désagréable impression d’être escortée par un animateur sous
dexédrine dans une colo genre Vol au-dessus d’un nid de concons.
J’apprends ainsi que le cygne trompette et que la caille margote. Soirée
génialement inutile. En rentrant
chez moi, je me mets en boucle Road to hell de Chris Rea et commande
un Jéroboam de
sublime champagne que je m’enfile hardiment jusqu’à ce que le jour pointe sa
flèche cruelle dans mon œil hagard. Mon père
m’avoua un peu plus tard, penaud, qu’il avait « recruté » Eugène le
génie par le biais des petites annonces. A ce jour, je ne lui ai toujours pas
pardonné… óóó Le mieux, quand on rentre du boulot,
c’est de se vautrer dans son canapé et de se faire un bon film, la joue
collée contre le compagnon de ses rêves. Ce dernier m’a été présenté par mon
charmant neveu, Malcolm, qui prit pitié de sa pauvre Tatie esseulée. Malcolm
est gentil, chaleureux comme un bouquet de lavande. Claire et Beau-frère ne
le méritent pas. La vie est mal fichue. Des monstres sans qualités peuvent
enfanter d’un ange aux mille couleurs. Un jour, petit Malcolm est venu me
voir. J’étais assise devant la télé éteinte, les yeux fermés. Il m’a pris
doucement la main : « Tatie Chel, je voudrais te présenter
quelqu’un de bien. Il s’appelle Jesper. C’est un Danois et il est très
gentil. Il cherche une maîtresse pour la vie. » Super, je me dis. Encore un qui veut
ma peau… Mes yeux restent fermés pour mieux savourer la main moite et
collante du petit garçon. Et tout à coup, je me rends compte d’une
chose : je n’aurai jamais d’enfant. Cette pensée suffocante m’apaise
l’esprit. La chose est dite. Tout va bien. La main couleur bonbons me presse davantage. - Tatie Chel, si tu dors, c’est pas
grave. Je viendrai demain chez toi avec Jesper. Lui aussi est seul et en
plus, il est très fort, tu verras ! Mais qui est ce Jesper ? Dois-je
me comporter en être responsable et informer les parents indignes que leur
fils fraye avec un viking reniflant tous les derrières de France à la
recherche de voluptés polymorphes ? Inutile. Cafter n’est pas dans mon
vocabulaire. Et Malcolm m’en voudrait à mort. Et voilà,
depuis ce jour, je coule des jours heureux avec Jesper. Malcolm ne m’avait
pas menti, Jesper est tapé comme un Apollon : une cage thoracique de
bonne largeur avec un poitrail prononcé comme je les aime, et un ventre bien
relevé en arrière. Jesper est le septième compagnon qui m’a été présenté, et
il sera le dernier, quoi qu’en disent la famille et son cortège de critiques. Ce soir, nous regardons pour la énième
fois Family Plot*, un saladier rempli de Dragibus coincé entre mes
cuisses. Jesper pose sur moi un œil humide de toutou énamouré. -
On
est bien, là, tous les deux, hein Jesper ? La truffe
collée contre ma joue, Jesper manifeste sa joie de vivre. -
Ouah !
ouah ! Sandra CHAMPAGNE-Ilas *
En français, complot de famille. |
PRIX SPÉCIAL
"nouvelle en patois" Jacques
HUET de La Flamengrie CH’ETOT
ECRIT ! |
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Dins
s’ n’horoscope, i étot marqué : « Attention, des ennuis vous
guettent sur le plan professionnel, surtout en fin de semaine.» L’ vendredi, à 5 h ½ comme tous les jours, LEO est parti
travailler, à vélo, à l’ fosse n° 6. Ches prédictions, i n’y pinsot même
pus : el’ lind’main, ch’étot sam’di et i allot s’arposer pindant deux
jours. Eun’ fos quitté « l’ salle ed’
pindus », i a décroché s’ n’accu et s’ lampe-capieau du banc d’ charge
et i a pris place dins l’ cage1 qui, moins d’eun minute pus tard,
l’ déposa, li et ses comarates d’ouvrache à l’étage 531. LEO, ch’étot ein chef d’ chantier et
aveuc ses tros aides, i creusottent eun bowette2. Arrivés à
l’indrot d’ leu ouvrache, i s’ont desbotés, i z’ont accroché leu musette,
pris eun’ chique d’ toubac, bu eun’ rasade d’ café à leu bout’lot3
et ravisé in détals l’état de ch’ chantier. Pindant pus ed’ deux heures i z’ ont
foré des mines dins l’ bruit d’infer d’ ches perforateurs et ch’ nuache d’
vapeur d’ieau qui dégageotent. Après l’ nettyache d’ ches tros d’ mines, i l’
z’ont rimplis aveuc des cartouches et des bourres d’ sable. Pis i z’ont
arloyé ches fils d’amorces d’ zous l’oeul de ch’ bout’feu qui allot raccorder
tout cha à s’ line d’ tir4. Après cha, tou l’ monde s’a arculé de
l’ distance réglemintaire pou’ éviter ches projections d’ caillaux au momint
d’ l’esplosion. Assis d’sus des bouts d’ planque, i z’ont craché leu chique,
rincé leu bouque d’eun rasade d’ café et déballé leu musette. Pis i z’ont
comminché à mordre dins leus tartines d’ saindoux. Pindant ch’ temps là, ch’
bout’feu i avot déroulé sin cable jusqu’à là, et après avoir crié :
« Attintion : mines ! », i a tourné l’ peugnée de s’
n’esploseur. Eun’ courte rafale d’ fortes esplosions s’coua toute l’ gal’rie
et, pourtant, pos ein d’eus n’ sursautta : l’ahabitude ! Mais i fallot s’ dépêcher d’ finir sin
briquet5 pasque ch’ lourd paquet d’ funquere6 noire et
acide n’allot pos tarder à invahir l’ bowette, poussée par l’ courant d’air
sorti d’ ches buses d’aérache grâce à ch’ gros ventilateur blindé. Quand que l’ funquère est arrivée
d’sus euss, i z’avotent déjà raccroché leus musettes et après avoir collé
d’sus leu nez et leu bouque l’ tissu d’ leu béguin7, i z’ont
traversé rapid’mint ch’ nuache suffoquant – qu’ ches lampes-capieaux
arrivotent difficil’mint à percher – pou’ arjoindre l’indrot d’ leu traval. Là i n’ leu « restot pus »
quà culbuter ches caillaux qui risquotent d’ leu tomber d’sus, avincher ches
allonges pou’ i placher ches couronnes d’ cadre8 et aucor,
déblayer ch’ paquet d’ terres aveuc l’ pell’teuse. A grand cops d’ godet, LEO
rimplichot ches barroux9 aveuc eun’ précision presque mécanique, à
fait qu’ ches aides dégageotent les « pleines » pou’ l’ ses
rimplacher par des vides. Eun’ fos l’ gal’rie déblayée, ches
cadres d’ soutén’mint posés et ches mézières troussées10 mes gins
i z’ont arpris leus perforateurs et intamé ch’ deuxième cycle. In
fin d’ poste vers midi et d’mie, eun’ heure moins l’ quart, et après avoir
tant sué au boulot, i z’ont arpris, in pus d’ leu musette, leu grosse capote
pou’ l’ zes protéger de l’ frodure tout au long de ch’ transport in berlines,
mais aussi et surtout pindant l’armonte dins ch’ puits glacial. Au jour, i s’ sont dépêchés d’
traverser l’ carreau d’ fosse11, d’ déposer leu lampe à ch’ banc
d’ charge de l’ lampisterie, pou’ artreuver, in vitesse et aveuc plaiji, l’
caleur d’ ches bains-douches. Avant l’ séance d’ décrassache, LEO, privé d’
nicotine pindant huit /neuf heures, alluma eu’ cigarette et aspira
goulumint l’ première goulée d’ funquère. Ch’est à ch’ momint là qu’i a
arpinsé à ch’ fameux horoscope. « Ch’est vraimint n’importe
quo, ches predictions : contrair’mint à chu qui étot marqué, me v’la chi
à l’ fin du dernier poste de l’ semaine, et j’ n’ai point eu d’ misères d’sus
l’ plan professionnel !! » I a donc pris eun’ bonne douche et,
après s’être rasboté, i a arpris l’ route de s’ mason. Tiête baissée à cause
de l’ frodure, i appuyot à fond d’sus ses pédales. A ch’ premier carr’four de
l’ rue de l’ fosse, i a jeté ein tiot cop d’oeul à droite, mais, au même
momint, est arrivé d’sus s’ gauche, eun’ carette qui roulot à tout berzingue.
LEO i a tourné sec, mais trop tard : l’aile avant droite d’ cheul
voiture l’inveya dinguer d’sus ch’ trottoir. Ch’ est bin pus tard qu’ LEO s’
réveilla… à l’hôpital. I avot s’ figure toute machucrée et eun’ gambe cassée.
Quand qui a rouvert ses yeux, i a été tout surpris d’ vir MARIE, s’ fimme, et
ANTEK sin meilleu comarate. Eun’ fos qu’i a eu complèt’mint arpris
ses esprits, i n’a point pu s’impêcher d’ leu raconter s’n’ histoire
d’horoscope. Alors, ANTEK, sérieux comme ein pape, li a dit : « Ches
astres n’ se sont point trompés : comme t’as été culbuté in arvenant
d’ouvrer d’sus l’ route qui mène directemint de l’ fosse à t’ mason, ch’est
ein accident du traval. T’as donc bin eu ein ennui d’sus l’ plan professionnel ! » « Arrête, ANTEK, arrête, n’ me
fais pos rire, j’ai du mau à toute m’ figure. Mais, aucor heureux que j’ n’ai
point fait ein détour pou’ aller faire eun’ baisse à m’ mère, pasque là j’
n’aros pu été d’sus l’ route de l’ fosse et, du cop, cha n’étot pu ein
accident du traval. Te t’ rinds compte, à quo qu’ cha tient ein
horoscope ? » « In parlant d’ cha », qu’al
dit MARIE, « mi j’ sus Capricorne et, pou’ l’ semaine qui vient, m’
horoscope de ch’ programme télé i dit : « Vous allez être comblée
sur le plan de l’intimité et notamment avec votre conjoint » Eh
bin ! Min LEO, ach’ teure que te v’là d’sus l’ cul pou’ eun’ paire de
s’maines, j’ me deminde bin commint qu’in va faire ? » « Te vos bin, qu’ tout cha
ch’est des cacoules ! » 1 « l’ cage " ................................................ L’ascenseur 2 « bowette »……Galerie
destinée à reconnaître le gisement et découvrir des veines de charbons
susceptibles d’être exploitées 3
«bout’lot ».................................... Gourde en métal 4 « s’ line d’ tir »............................. Fil électrique 5 « briquet ».................................... Casse croûte 6 « funquère ».................................. Fumée 7 « béguin »................................... Coiffe légère qu’on place sous le casque 8 « couronnes d’
cadre "…………Partie supérieure d’un cintre de soutènement
métallique constitué de la couronne et de deux pieds 9
« barroux »................................... Berlines vides 10 « mézières
troussées ».................. Parois garnies de grilles et de
cailloux plats 11 « l’ carreau d’
fosse »................... La cour de la fosse Jacques
HUET |
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4ème PRIX Guy
LEFEBVRE de Lille LES MARRONS |
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Des
quatre saisons, c’est l’automne que je préfère. Non, je ne vais pas vous
parler du concerto de Vivaldi, mais des saisons, les vraies, celles que l’on
évoque à tous propos, surtout depuis qu’il n’y en a plus. Le printemps, trop
délicat avec ses bourgeons trop graciles, ses rayons de soleil incertains,
ses verts trop tendres, m’indiffère. L’été lascif, luxuriant a tout pour
lui : ses aubes radieuses, ses après-midi étincelants, ses nuits câlines
sous la voûte étoilée ; il m’exaspère. Quant à l’hiver qui est de toutes
les morsures, de toutes les misères, autant ne pas l’évoquer. C’est
bien l’automne que je préfère avec les dernières apparitions du soleil qui
tel un vieux cabotin quête d’ultimes applaudissements avant de quitter la
scène ; c’est l’automne et ses débauches d’ors, de pourpres qui
déferlent au cœur des sentes, des drèves ; c’est l’automne et ses
premiers brouillards qui vous renvoient au tréfonds de votre âme. Mais à côté
de ces nobles raisons, il en est de plus intimes que j’ose à peine évoquer
ici. « Venez,
les grands, on va s’amuser à se chercher des marrons ! » Aujourd’hui
encore je ne peux donner un coup de pied dans un monceau de feuilles sèches
sans que se profilent dans le nuage ainsi soulevé les traits sévères et
troublants de Charline. « J’ai dit, que les grands : vous, les petits et les
filles, allez voir chez votre mère si j’y suis ! » Il
n’y avait plus à discuter, personne ne résistait à Charline. « Venez,
on va aller chez la mère Scrive. » Alors
un frisson d’exaltation secrète nous parcourait. On
plantait là nos osselets, nos billes, nos frondes et on lui emboîtait le pas
en échangeant des regards complices. Nous,
on était déjà des grands et pourtant Charline nous dépassait d’une tête. Elle
avait même aussi plus de poitrine que sa sœur qui se faisait enlever chaque
samedi par un négro de la base américaine qui venait l’échanger contre des
cartouches de cigarettes, des boîtes de corned-beef et de pleines poignées de
chewing-gum qu’il jetait sur la toile cirée de la cuisine. Charline
avait non seulement plus de poitrine que toutes les filles de son âge mais
aussi beaucoup plus mauvais caractère. Une
fois elle avait traité la boulangère de voleuse, même qu’elle en avait laissé
tomber toutes ses baguettes et qu’on avait dû l’asseoir sur une chaise et lui
faire du vent pour qu’elle ne fasse pas d’infarctus. « Venez,
les grands, on va chez la mère Scrive ». Il ne s’agissait pas cette fois de se
faufiler jusqu’au verger pour y chaparder des poires à la peau plus dure que
le bois de leur queue et des pommes acides à s’en faire grincer les dents,
mais d’aller se cacher dans la partie la plus sombre du parc, près d’un
temple en ruine. D’après Pierrot, les romains venaient ici égorger des biches
pour être certains de gagner contre les gaulois… On
restait tout contre le mur d’enceinte sous les ormes, les noyers et les
châtaigniers centenaires, prêts à se sauver si la vieille sorcière venait à
lâcher ses chiens, deux caniches blancs à ruban rouge. « Ici c’est la bonne place, ramassez des feuilles sèches et
faisez bien attention de pas ramener avec, des crottes et des champignons
pourris ! », criait-elle en dirigeant la manœuvre. On
ramassait fébrilement des pleines brassées de feuilles rousses. « Maintenant
asseyez-vous en rond autour de moi. » Dans
la précipitation, les boucles des sandalettes griffaient les chevilles, les tibias
s’entrechoquaient, les mollets se couvraient de bleus. « Recouvrez-vous. »
On
ramenait vivement l’édredon de feuilles sur nos poitrines jusqu’aux
aisselles. « Et
maintenant cachez vos marrons. Vous savez que vous n’avez pas le droit de
bouger pendant que je les cherche, et celui qui rigole ou qui gigote, il ne
compte plus que pour du beurre ». D’abord
sa main pleine d’écorchures, puis son avant-bras curieusement duveté et enfin
son épaule blanche s’évanouissaient sous les feuilles tandis que sa gorge se
dessinait, profonde et fascinante.
Les yeux mi-clos, elle fourrageait sous les feuilles en se mordant les
lèvres. « Sont
rudement bien cachés, vos marrons ! » On
avait beau savoir que c’était certainement sa main fraîche qui remontait le
long de nos jambes, on ne pouvait s’empêcher d’être inquiet à l’idée qu’un
crapaud ou qu’une vipère se soit faufilé là-dessous au dernier moment. « En
voilà un beau ! », s’écriait-elle en brandissant la châtaigne. « C’est
celui de René, il a gagné un point ! » Elle
repartait aussitôt à la pêche, frôlant nos mollets, nos rotules, nos cuisses. A l’époque, c’est en ligne
directe que l’on héritait des culottes courtes de nos aînés, ce qui nous
laissait pendant quelques mois beaucoup d’aisance pour sauter les fossés,
grimper aux arbres et pisser sur les mûres sans avoir à déboutonner la
braguette ; il arrivait donc que, s’égarant dans sa progression, les
doigts de Charline se trompent de cible. « Tiens,
qu’est-ce que c’est que ça, c’est pas des marrons ! » Alors
le sol s’évanouissait sous les feuilles, le souffle nous manquait et nous
nous retrouvions sciés en deux, brûlant du bas, glacé du dos, les ongles
plantés dans le gras de l’épaule du voisin, tandis qu’elle explorait
consciencieusement les lieux avant de lâcher, laconique : « Non, c’est pas des
marrons, c’est pas assez dur ! », et de reprendre ses
investigations. Une
fois tous les marrons retrouvés, nous nous retrouvions forcément tous à
égalité, c’est-à-dire les joues écarlates, le poil hirsute, le bas-ventre en
feu. « C’est fini, maintenant,
grouillez-vous, j’entends les chiens. », décidait-elle soudain. Alors, c’est les jarrets
défaillants, l’esprit embué, la démarche hésitante qu’il fallait se sauver au
plus vite, escalader le mur d’enceinte pour retomber, les jambes en coton, de
l’autre côté. « Vous
avez zoué à quoi ? », demandaient les petits. « Disez-leur
rien. », intervenait Charline. « Le premier qui cafte, je lui
arrache les cheveux et plus jamais je lui cause. » Aujourd’hui
encore, je ne sais pas si j’oserais raconter cette histoire à ma mère, ou à
qui que ce soit. Guy LEFEBVRE |
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5ème PRIX Gilbert BASQUIN de Hallenwiller (67) HELMUT L’ALLEMAND
QUI NE VOULAIT PAS COUPER
DES ARBRES |
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« Where have all the soldiers gone ? Long
time passing. Where
have all the soldiers gone ? Long
time ago...” “Where
Have All The Flowers Gone” (Paroles et musique
de Peter Seeger & Joe Hickerson, à
partir du Don Paisible de Mikhaïl Cholokhov) L’autre jour, le facteur
m’apporte une lettre. Je m’empresse de l’ouvrir. Quelle surprise à
l’intérieur ! Pas de mot, rien qu’un règlement polycopié d’un concours
de nouvelle de la ville de C… - Ah, me dis-je,
encore un coup de ce farceur de cousin du Nord. Il sait que je suis paresseux
et il veut me mettre à l’épreuve. Il veut que je lui écrive une
nouvelle ? Eh ben, il va l’avoir ! Justement la voilà. Et ça tombe
bien car elle se passe précisément par chez vous, là-haut dans le Nord, par
ces temps troublés de… Mais n’anticipons pas. Cette histoire, je
vous la raconte telle que je la tiens, authentique, véridique, plus vraie que
vraie, de la bouche même de mon grand-père –un brave homme qui jamais ne sut
mentir… *** « Cet homme, vois-tu,
il était parti à la guerre comme on va aux champignons : sans
arrière-pensée… Au fond, c’était un homme simple que ce Helmut. Un doux
garçon rose et blond, le poil rare, à la voix flûtée et à l’intonation
chantante –comme les Alsaciens, « si t’aimes mieux », comme me
disait grand-père dans ses expressions patoisantes. « Le temps des premières
fureurs guerrières passé, le front stabilisé et enterrés jusqu’au cou dans la
guerre de position, en cantonnement à l’arrière, il avait découvert qu’on lui
avait menti : les hommes - die Franzosen - et les femmes - die
Französinen - étaient comme par chez lui ; il y en avait de bons, et
comme partout - même chez lui, en Bavière - des abrutis. « Dans ce petit village des
alentours d’Orchies, il s’était vite fait accepter par la population d’abord
effrayée en rendant de menus services. Par les chaudes journées de Juin,
c’était le foin qu’il aidait à rentrer avant l’orage menaçant : combien
de fois pouvait-on le surprendre à l’ombre des talus du chemin, attendant le
retour des charrettes, en train d’agacer avec un brin d’herbe le corsage de
la fermière aux aisselles moites !... Aux pires froidures de l’hiver,
fendant allègrement le bois pour sa logeuse, quelque nostalgique chanson aux
lèvres. « Mais il s’était surtout
fait une spécialité d’endormir les enfants grincheux. Un jour qu’il sirotait à
l’estaminet de la bière fadasse de ménage – Ach, ce n’était pas celle de sa
Bavière natale mais que voulez-vous, Mein Herr, es ist Krieg ! –
voyant la femme du cabaret énervée après « s’n’infant », il avait
proposé de le lui prendre : elle avait d’abord refusé – pensez, l’ennemi
héréditaire, un « Prussco » (on avait encore la mentalité de la
guerre précédente et on faisait l’amalgame : on n’était pas très ferré
sur la géographie germanique) – mais finalement, à bout, s’était résignée. - Oh non, bas gomme
ça Madame, avait-il fait remarquer de sa voix chantante comme elle se
disposait, à court d’arguments avec son marmot, à le lui déposer dans les
bras, lui, confortablement installé sur sa chaise paillée, une polka d’Iwuy,
- les enfants, ça veut de « l’âltitûte » ! (il
prononçait comme ça, drôlement, de sa voix qu’il avait pointue, haut perchée,
comme les gens de Lorraine, du côté de Saint-Avold, si vous les avez déjà
entendus). Et s’étant levé et délicatement saisi du bambin, il avait alors
esquissé quelques gracieux pas de valse – sans doute un air de chez lui, dans
les montagnes – avec son précieux fardeau. C’est qu’il avait la manière, le
bougre : - Une deux trois,
une deux trois… Um papa, um papa, um … En trois temps, deux
mouvements, mit Gefühl – avec zentiment – l’enfant était endormi. *** « Depuis, au pays, on ne
l’appelait plus que comme ça : « l’âltitûte ». Et, de fait, il n’avait pas son
pareil pour bercer les « galmites » récalcitrants. Les p’tits bouts
d’hommes et de femmes en furie, les « tiots drôl’ » qu’on ne sait
pas ce qu’ils ont dans le corps mais sûr qu’ils peuvent vous pousser à bout –
et peut-être même vous faire commettre l’irréparable, qui sait ?... Une
femme du village venait-elle à perdre patience avec son rejeton, débordée
dans sa lessive, ou ressentait-elle simplement le légitime besoin de souffler
un peu, sa marmaille braillante toute la sainte journée sur les bras : - Mais va donc chez
l’ « âltitûte », qu’on lui disait, tu sais, ce Bavarois
cantonné chez la mère Sartiaux… Et bientôt élevés au ciel dans
ses robustes bras roses au blond duvet, il leur chantait une berceuse de chez
lui : « Schlaf, Kindlein schlaf »1:
« el’ canchon dormoire », le « Dors min ‘tiot
Quinquin » de Desrousseaux avait trouvé son maître au pays de la
chicorée ! Et prenant à témoin toutes ces
mères et grand-mères les poings sur les hanches, - étonnées et subjuguées à
la fois : - Ce qu’ils ont,
mesdames ?... « … de
l’âltitûte, Fräulëin, ils veulent de l’âltitûte ! « Cela faisait des jaloux,
bien sûr, mais les pères mobilisés étaient Dieu sait où ; on n’était pas
regardants, allez, par ces temps troublés et puis « te sais » - me
confiait grand-père – « min ‘tiot fiu, en définitive à la guerre comme à
la guerre ! » *** « A la saison,
il se régalait de clafoutis, de ces belles tartes aux fruits – tartes
« aux prones de grand-mère », avec ces grosses prunes dorées qui
semblent vous faire de l’œil dans la pâte blonde – aux poires fondantes,
tartes au « chuque » de « ma matante ». Conquis à son
tour, il écrivait à ses parents : - Ah, mes chers
parents, si vous pouviez goûter les tartes qu’on fait par ici… Il humait de loin
la bonne odeur sure de la pâte qui lève. Pétrissait-on secrètement quelque
douceur en cette période de restrictions, qu’il surgissait à l’improviste.
Arrivé par derrière, taquin, il vous dénouait prestement les cordons du
tablier de sa logeuse, la veuve Sartiaux, surprise les mains dans la
farine : - Oh, s’esclaffait-elle
en se retournant tout ébaudie : Helmut, du bist ein gross
Filou !... De cette tarte (faisant le geste d’un doigt passant sous
le nez) – tintin, Helmut, vous n’en aurez pas… comme l’Alsace et la
Lorraine ! Mais lui, rigolard,
en petit nègre, pointant un doigt boudiné préalablement plongé dans la pâte
sur son interlocutrice réjouie : - Vous donner moi Rezept ! - Retsèpe ? - Oui, Ja – Rezept ! Enfin on avait compris qu’il
parlait de la recette et on lui donnait– oh, la barbe ! – la recette de
la tarte à la rhubarbe ou celle de la « kolossal Konfitüre » aux
fraises du beau-frère qui le comblait d’aise, qu’il s’évertuait ensuite des
jours durant à transcrire dans son idiome qualifié de « barbare ». Mais peine perdue : il
s’énervait chaque fois qu’il recevait du vaguemestre du courrier en retour de
chez lui : - Ach, s’écriait-il dépité,
secouant la tête de désolation, on n’a pas « les mêmes » chez
nous ! (il voulait parler, bien sûr, des variétés de fruits). *** « Et puis, après les ultimes
contre-offensives de 1918, le moment de la retraite était venu :
l’arrivée massive de troupes américaines fraîches faussait le petit
Kriegspiel bien huilé de ces Messieurs de l’Etat-Major ! Bientôt il
fallut se rendre à l’évidence : la guerre était perdue et pour le coup
commençait la terrible politique de la terre brûlée. Bref, toutes ces âneries
dont la soldatesque patentée de tous les pays – la bêtise internationale dont
le mot d’ordre pourrait être : « Imbéciles de tous les pays, unissez-vous ! »
s’indignait grand-père – est capable : galeries de mines inondées,
saccage des usines, casse des ateliers, métiers à tisser rendus
inutilisables… Depuis le début des hostilités,
on lui avait fait avaler bien des couleuvres : il se souvenait, entre
autres, de Péronne, de la cité dévastée et de la gigantesque pancarte dressée
à l’intention des premiers arrivants – les Britanniques – après le départ des
troupes allemandes devant les ruines de l’hôtel de ville : « Nicht
ärgern, nur wundern »2. Et maintenant, pour
couronner le tout, voilà maintenant qu’on lui ordonnait de scier à la base
des arbres. Gott im Himmel3! Des arbres fruitiers
qui ne lui avaient rien fait… « Tout son être se
révulsait à cette idée. - Nein ! avait-il répondu à
la stupéfaction de ses camarades devant sa hiérarchie consternée. Lui d’un
coup buté – « stur »4 est le mot, lui jusqu’ici
si docile, - « ein guter Kamerad ». - Sie wollen
nicht ?
avait répété son capitaine. « C’est un ordre !
avait-il éructé enfin. Puis il avait sorti de son fourreau noir son arme
sinistre sous le pâle soleil de Novembre. Oh, qu’ils étaient loin les
derniers feux d’Octobre et l’éblouissement de Septembre – la saison des
confitures !... - Je ne fais pas la
guerre aux arbres, nein, avaient été ses derniers mots. « Dans le cimetière
allemand de B… où sont regroupées les tombes disséminées de soldats tombés
aux quatre vents de la Picardie, parmi ces tristes alignements de croix
noires qui vous font froid dans le dos – rien à voir avec ces blanches
sépultures anglaises des troupes du Commonwealth qu’on dirait là de toute
éternité avec cette majestueuse mise en scène de la Mort – il n’est pas rare
– hélas ! – de trouver l’inscription : « Ein Unbekannter
Deutscher Soldat »5. Mais un œil averti ne manquera pas d’aviser
cette énigmatique tombe anonyme surmontée d’une curieuse épitaphe en
Français : « A l’altitude », fleurie chaque année d’une
fleur de pommier : En vérité là-dessous repose
Helmut, le brave soldat allemand qui ne voulut pas couper des arbres fruitiers… « Vois-tu, min
‘tiot, concluait grand-père, les gens du Nord ne sont pas des
ingrats. ». Gilbert
BASQUIN 1 « Schlaf,
Kindlein schlaf“ » : « Dors, petit enfant dors » –
chanson aux paroles ô combien prémonitoires : « Schlaf, Kindlein, schlaf ! « Dors, petit
enfant, dors ! der Vater hüt’ die Schaf’. Le père garde les
moutons Die
Mutter schüttelt’s Bäumelein, La mère secoue le
petit arbre Da fällt herab ein Träumelein. Il en tombe un petit rêve. Schlaf, Kindlein, schlaf ! » Dors, petit enfant,
dors ! » 2 « Nicht
ärgern, nur wundern » : Littéralement : « Ne vous
fâchez pas, étonnez-vous seulement » – inscription sibylline visible à
l’Historial de la Grande Guerre de Péronne. 3« Gott im
Himmel ! » : Dieu du Ciel ! 4« Stur » :
têtu, entêté, borné… 5« Ein
Unbekannter Deutscher Soldat“: Un
soldat allemand inconnu |