SOMMAIRE DE LA CAUDRIOLE N° 14
Illustration BD
page 2
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Patrick
MERIC
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De vous à moi page 3
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Paule
LEFEBVRE
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La Collecte page 4-5-6-7
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Didier
BODIN
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Mariage
page 8-9
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Julie VASSEUR |
Une journée magique page 9
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LUCIOLLE |
La méprise de Séraphin page
10-11-12 |
GRASJACQS
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Je n’avais pas compris page 13 |
Marie-josée
WANESSE
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Le rendez-vous page 14-15 |
Françoise LELEUX |
La
balançoire page
16-17 |
Hector MELON
D'AUBIER* |
La chienne Belle page 18 |
Jeanne Fourneaux |
Terrestres Extra page 19-20 |
Jean-François
SAUTIERE* |
Les amants
de la petite lune page 21-22 |
Yann VILLIERS |
La parole du capitaine page 23-24 |
Denise DUONG |
Une vie bien remplie page 25 |
Jacques MACHUT |
Le chêne vert page 26 |
Paule LEFEBVRE |
Le lièvre à l’ouverture page 27-28-29 |
Alfred LENGLET |
Naissance d’un amour page 30 |
Janine de NANCY |
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*
Retrouvez l’auteur dans la revue littéraire. |
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DE VOUS A MOI… |
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Pour
ce numéro 14 de la Caudriole, j'avais prévu un "spécial nouvelles".
Mais il s'est trouvé, dans notre carton, quelques contes insolites donc impertinents.
Qu'à cela ne tienne ! Si vous le voulez bien, nous intitulerons ce numéro
"Contes et Nouvelles". Par
contre, les poèmes, également fourvoyés dans le même carton, reprendront leur
place ultérieurement, ainsi que les textes patoisants, qui font le bonheur de
nos lecteurs, mais dont l'écriture est nécessairement différente. Il
sera également question, dans ce numéro, du CONCOURS de NOUVELLES dont le
règlement est maintenant défini. Il s'agira cette fois d'authentiques
NOUVELLES, donc d'histoires vraies ou susceptibles de l'être. Le conte se
trouve résolument éliminé… pour cette fois. Que
diable !... "La discipline est la force des armées"… Courage et à bientôt ! Paule Lefebvre |
LA COLLECTE |
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Eau,
beaucoup d'eau. Qui stagnait parfois puis s'élançait comme une langue. Une
eau chatoyante et inquiétante… Mer
et atmosphère, le port. Une
blessure creusée à la gouge par le temps ou les hommes, dans la terre et la
pierre. Ouvert sur l'infini et protection lovée contre cet infini dont on ne
peut qu'imaginer le bord, sans le voir… Ram
tourna à droite, par la Basilique ; c'était sa façon habituelle de se repérer
dans une ville inconnue mais dont il voulait pénétrer les
"secrets". A Cherbourg, comme ailleurs, du reste. Ses pas se
faisaient lourds, les pavés du centre lui avaient cassé les genoux. Ram
n'avait pas l'habitude de lever les jambes, il traînait souvent les pieds au
ras de l'asphalte ! Il
se dit qu'il aurait peut-être dû continuer sur le port, droit et désert à
cette heure, comme un purgatoire… Il oublia cette idée et continua son
chemin, comme poussé par l'habitude. Mais
son corps résistait, comme se déplaçant à contre-vent. Signe d'erreur ? Il
négligea l'information et le malaise sans mot. Mais il ne put continuer bien
longtemps, au risque de buter sur un pavé plus saillant que d'autres ou bien
de rester scotché, comme ces animaux en peluche qui n'ont pas utilisé les
bonnes piles… Il rit, seul, et sortit au hasard de son sac à malices, une
boîte de gélules blanches au couvercle de plastique doré. Ram laissait
souvent faire le hasard pour ses auto-prescriptions, comme s'il ouvrait, de
façon aléatoire, un livre sacré dans un moment crucial de sa vie… Il
avala 3 gélules. Sans eau. Il en avait une longue pratique ! Il
se sentirait mieux tout de suite, ne ressentirait plus la résistance de la
ville à son avancée ; il se sentirait accepté, l'élu, même !... Ram
sourit cette fois, attendri. Le produit naturel circulait dans ses veines, il
le sentait, aussi sûr que son bracelet métallique pour canaliser l'énergie et
son cristal de quartz dans la poche pour la force aussi. N'est-ce pas ainsi
que ça marche ici ? Signes, présages et divination ! "A Rome, fais comme
les romains !", dit-il, presque à haute voix. Il
était seul. Mais une ville avait toujours ses yeux et ses oreilles… Lancer
les osselets, observer le vol des oiseaux… "Tais-toi
!", s'imposa-t-il à lui-même. Que cet organe cerveau est donc bavard ! Et
il se dirigea résolument vers le point qu'il avait choisi d'atteindre. Il
était proche… Basilique.
Ram essaya le loquet de la lourde porte de bois : fermée. Mais il s'y
attendait. Le Seigneur avait son église ouverte à des heures de bureau en ces
temps bien réglementés. Il
se sentit poussé à contourner, comme d'autres, le bâtiment saint, pour
chercher une autre issue, un autre salut. Mais il n'en fit rien. Il savait
que c'était inutile. Là encore, le manque lui rongea les chairs. Un comprimé
sécable dans les tons bleus fit taire la souffrance ; il l'avait avalé
entier… Il
fit plutôt demi-tour et rencontra Idle, une fille "bien", qu'il
avait déjà croisée hier. Il lui proposa banalement, mais avec cœur, de lui
"payer un pot". Elle accepta, tout aussi naturellement. Elle avait
de longs cheveux d'enfant, avec des crans ; il bénit la mode qui revenait,
détestant la pénitence injuste des cheveux rasés… Son
regard était droit devant elle, ouvert, limpide mais quelque chose vibrait,
au loin, quand on s'attardait dans cette eau… Mais
avant d'aller s'attabler à la terrasse de ce café qui paraissait sympa, il
l'attendit, assez longuement à son sens, qu'elle fasse la queue au débit de
tabac ; lui ne rentrait pas, ça sentait trop mauvais dans ces endroits
confinés… avait-il fumé un jour ? Il chercha mais ne trouva pas. Idle
lui dit à sa grimace qu'elle ne pouvait rencontrer quelqu'un, boire ou
discuter sans une cigarette à la main, c'était à lui de voir… Fataliste,
il accepta, il avait vraiment envie de passer un moment avec elle ; se
sentant vide sinon. Ram
ne fumait pas. Il avait décidé ainsi. Il aimait mieux apporter à son
organisme tous les composants manquants ou présents en trop faible quantité,
ceci sous différentes formes, pilules ou décoctions… Selon lui, il ne s'en
portait que mieux… Mais il aimait la voix rauque d'Idle, qu'il attribuait à
la fumée et qui lui remuait le bas-ventre… "Tu
aurais dû essayer Saint Martin…", lui dit-elle en sortant du débit de
tabac, défaisant experte l'emballage du paquet, jetant la cellophane par
terre et négligeant les regards désapprobateurs. Elle ne le regardait pas
mais pas d'avantage le paquet ou la cigarette qu'elle introduisit avec
vivacité entre ses lèvres. Comme
ailleurs : "Si tu veux vraiment du mystique… de l'ambiance… " "C'est
pas ça, c'est…", Ram ne put continuer. Ses mots et sa bouche étaient
vides. De toutes façons, elle ne l'écoutait pas. Elle semblait pleine de vie,
mais ailleurs. Sirotant une fois à droite son coca-rondelle à la paille, une
fois à gauche sa Marlboro light. Manifestement elle n'inhalait pas la fumée… "Tu
sais", poursuivit-elle, "des bombes sont tombées sur des
églises…" Un halo bleu l'enveloppait, divin ou démoniaque ?... Il
pensait la même chose mais ne l'exprimait que rarement. Il essaya de n'avoir
aucune pensée se rattachant à ce sujet. Deux
comprimés introduits discrètement dans le coin de la bouche l'y aidèrent.
Mais un blasphème lui échappa avant que la chimie ne fasse son œuvre :
"Dieu ne nous aime pas". C'était
une pensée de son enfance qui ressurgit à ce moment de fragilité qu'Idle
exploitait. Elle
ricana, sans qu'il en sache la tonalité. Elle était jolie comme ça. Elle ne
parla pas. "C'est
à nous de nous débrouiller ? Hein ? Comme toujours… C'est ça ? Comme dans les
bouquins… Personne ne viendra ?..." Idle
resta silencieuse et le regarda sans émotions s'agiter. Sa cigarette
s'éteignait. Allait-elle en rallumer une autre ? Elle décida que non. Elle tourna la tête vers cet homme qu'elle ne
connaissait peu, mais connaît-on un jour les hommes ! Elle le regarda
vraiment, pour la première fois depuis leur rencontre et d'une façon neutre
lui dit d'un air ostensiblement perspicace : "Oh,
toi ! Je vois ! Tu es du genre à voir des plaques de mazout et des bouteilles
vides flotter sur l'eau…" "Et pas le reste !" Elle rit, de
gorge, rejetant la tête en arrière, comme dans les films. "Maniaco-dépressif,
hein?!" Mais
ceci sans se prononcer sur ses choix à elle, ni lui demander de commentaires. "Et
toi ?", essaya-t-il. Mais le serveur empêcha toute réponse en
apparaissant au bord de leur table. Il apportait avec insistance l'addition ;
il avait fini son service, devait encaisser, clore sa caisse… Ils avaient
envie de faire traîner, par mauvais esprit. Mais à quoi bon ? Tous les
protagonistes s'en moquaient, en fait… Ram
sortit un billet, agacé et fataliste. Puis empocha la monnaie sans compter,
avec l'impression pourtant que le serveur le volait. Idle lui baragouina
quelque chose qu'il ne comprit pas, ce qui augmenta son mécontentement.
Voulait-elle laisser une pièce au serveur ou bien lui proposait-elle de
partager l'addition ? Il laissa la pièce qu'elle avait déposée sur le
guéridon, sans en regarder le montant. Ce serait le prochain serveur, en
commençant son service qui l'empocherait, se dit-il, en ricanant
intérieurement sans raison. Tristement. Peut-être
faisait-il une erreur en s'entichant de cette fille. Elle ralentissait
peut-être son recueil d'informations… Ou bien faisait-elle partie des
données. Qui sait ? Il
eut violemment envie d'elle. Sans qu'il puisse démêler si c'était venu de sa
pensée ou de son corps. Il décida d'accepter le fait de façon neutre. On
verrait bien. Au
cas où… Ils
se baladèrent sans but, nez en l'air. A la fois très proches et à la fois
distants. Il s'avéra à échanger qu'ils aimaient tous les deux se perdre dans
une ville inconnue, sans demander leur chemin aux passants, sans consulter
les plans… Comme dans leur vie, du reste… "Sinon
pas de surprise !", dit Ram en lui prenant la main. Et il vit, dans son
regard, que ça répondait exactement à ses pensées à elle. Elle lui sourit et
lui serra un peu les doigts en signe de connivence. Ils disparurent à gauche,
dans une espèce de rue commerçante qui commençait tout juste à s'animer. L'image
sereine de cette heure encore calme donnait l'illusion d'un bonheur retrouvé.
Cela faisait du bien. Même s'ils savaient tous les deux, pour des raisons
différentes, qu'il n'en était rien. Qu'il n'en serait jamais… Etc. Ram
en oubliant pour le reste de la journée de compléter ses sécrétions internes
par quelques substances que ce soit ; il faut croire que son état de
satisfaction éphémère était suffisant… Pourtant,
il était toujours persuadé que ce monde lui tendait des pièges sans cesse. Il
y pensait moins, un point c'est tout. Ou plutôt, il y faisait moins
attention. Si le personnage qu'il venait de croiser disparaissait dans une
impasse, ou si l'enseigne n'était plus exactement la même que lorsqu'il avait
levé les yeux l'instant d'avant… Idle,
quant à elle, avait le sentiment de moins penser, que tous ses mots
intérieurs venaient moins la torturer… Mais ils étaient toujours là. Ram
la rassurait, sa présence plus que sa beauté, une image de père, elle qui
n'avait pas connu le sien… Il
se mit à crachoter avec la tombée du soir. Puis nettement à pleuvoir. La
marée ? C'était
le signal. Ils
firent l'amour comme s'ils devaient ne plus jamais se revoir. Ce qui serait
sans doute le cas. Ils le savaient. Mais ce n'était pas à cause d'un poison
déposé dans la coupe de champagne de l'un ou de l'autre. C'était dans le
scénario. Qui les dépassait. Ce
fut bien et fort, pour l'un comme pour l'autre ; ils se le dirent dans le
regard. Pourquoi
ne peut-on jamais prolonger les expériences les plus fortes ? Ram n'avait pas
la réponse, lui non plus. Il s'agitait aux côtés d'Idle, figée, elle sur le
dos. Une cigarette qui fumait au bout de ses doigts pendant en dehors du lit. Il
finit par avaler avec dextérité deux gros comprimés longs sécables, mais qu'il
avala entiers. Idle ne bougea pas, les yeux fixes dirigés vers le plafond ;
sa cigarette se consumait doucement, sans qu'elle ne relève le bras à aucun
moment. Après
avoir jeté un regard inquiet vers elle, il ajouta plusieurs gélules dont il
ne compta pas le nombre. Sa réserve s'épuisait. Il était temps… Au
moment de l'inscription pour la chambre, hier soir, ils avaient décidé de ne
pas prendre de petits-déjeuners, d'un commun accord. La fille à l'accueil
garda un sourcil relevé coincé, mais ne dit rien. Ram
paya. C'était
une ancienne chambre modernisée. Il restait le papier fleuri de l'ancien
décor, mais l'armoire ancienne en faux chêne avait été enlevée et remplacée
par du pin lisse, clair, au goût du jour… Le support télé (restée muette
cette nuit) aussi. Ils
avaient faim, et regrettaient leur choix d'hier soir. Choix sans doute motivé
par leur désir du moment. Immédiat… Mais, là, ils n'avaient ni l'un ni
l'autre le courage d'affronter la cerbère d'en bas, pour dire qu'ils avaient
changé d'avis… Il
n'y avait personne en bas ; ils sortirent un peu tristement. Le cling de la
porte s'étouffa très très vite. Rue.
Pavés humides et glissants. Ils
sortirent dans la rue, leur maigre sac à dos en bandoulière pendante… A la
recherche hypothétique d'un café sympa et ouvert. Ils s'assirent à la
terrasse du premier qui leur barrait le chemin. Le patron finissait de sortir
les tables. Fatigué. Déjà. Idle
et Ram restèrent en terrasse, malgré le petit vent frais du matin. Ils
sirotèrent leur crème, sans croissants : pas encore arrivés. Ils
le burent, se réchauffant les mains à la tasse, en silence. Puis
avant de se lever, las, ils échangèrent sans y croire leurs numéros de
portable et partirent sans se retourner dans deux directions opposées. Enfin
pas dans la même direction… Pas ensemble… Petite
pluie fine. Ils
s'étaient séparés ainsi sans le faire exprès, aucun des deux. C'était comme
ça et pas autrement, comme dit l'autre. Les
pavés glissaient sous le pied. Ram avait dans ses muscles le souvenir de la
lutte avec Idle. La lutte où aucun n'était sorti victorieux. Il s'en
souvenait. Témoin de la nuit. De lui et d'elle. C'était
important. Il
fit demi-tour comme pour un complément d'enquête, mais ne la rattrapa pas, ne
la retrouva pas. La
place lui sembla changée. Il ne la reconnut pas. Ni l'église qui lui apparut
étrangère… Il
chercha en vain la petite rue et la maison dans laquelle ils avaient si peu
dormi. Comme si elle n'avait jamais existé. Mais sans doute s'était-il trompé
de ruelle. Les moellons se ressemblaient tous, grèges, anguleux… Il n'eut pas
le courage de poursuivre ses investigations. A quoi bon ? Ram
frissonna ; il n'avait plus qu'une sorte de molécule dans son sac banane ; il
était temps de partir, s'il ne voulait pas avoir d'ennuis. Il
en perdit deux entre les pavés, dans sa fébrilité. Shit ! jura-t-il, les
lèvres pincées. Il rit de sa propre attitude. Puis tourna les talons sans
plus attendre ni s'attarder. Il était bien temps en effet. Les maisons lui
semblaient hostiles maintenant. Il marcha d'un bon pas et récupéra sans
problème sa voiture garée en périphérie. Jeta son sac à dos sur le siège
arrière et sans transition démarra et accéléra sec. Le temps toujours le
temps ; c'était le leitmotiv de cette vie urbaine. Ram
sifflota, accompagnant l'air quelconque qui sortait des hauts parleurs. Puis
les infos, la même rengaine qu'à chaque fois qu'il ouvrait le poste : un
incendie difficilement maîtrisé, les pompiers ont lutté… etc. On a retrouvé
le corps d'une jeune femme à demi dévêtu dans le port, des tests ADN sont en
cours pour déterminer… Ram
appuya sur un bouton et une autre chaîne prédéfinie se mit en marche. Musique
! Il fit en cadence un grand moulinet du bras droit, tenant à peine son
volant de la main gauche. Puis il enleva l'allume cigare. Instantanément la
musique se tut, remplacée par un son étrange, comme si on était calé juste
avant une station. Ce qui n'arrivait plus avec les autoradios modernes. Ram
commença à réunir la collecte de sa moisson du jour, sans rien omettre, sa
voix était limpide. Cela prit peu de temps. Il était habitué à ce genre
d'exercice. Il remit l'allume cigare en place et la musique refit surface.
Exit. S'il
se dépêchait, il aurait le temps d'arriver, sans gêne personnelle
particulière, au point de ralliement. Il rit par avance de plaisir. Un
shake-up rapide lui dirait de quelles substances son organisme manquait après
ce périple à Cherbourg. Il aurait tout le loisir de compléter son métabolisme
avec toutes les substances qu'il voulait. Peut-être même de nouvelles. Ram
était pressé de se trouver confronté à cette opportunité. Didier
Bodin (Bonneval) |
MARIAGE |
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Le
lycée est une agence matrimoniale finalement très productrice. Admettons
qu'il y a ait, là-bas 603,5 élèves. 2 élèves seraient des célibataires
endurcis. 100 seraient des célibataires endurcis. 400 formeraient des couples
(donc 200 couples !). 100 s'en foutraient complètement. Et 1 se marierait. Avec
lui-même. Inutile
de préciser que cet unique élève était, bien évidemment, moi-même. Eh oui. Je
décidais de me marier. Ravies, mes amies préparèrent une petite fête à mon
honneur. Quelle ne fut pas ma surprise quand je vis, accrochés sur tous les
murs de ma maison, des posters géants à mon effigie avec essuie-glaces
incorporés ! J'étais tout à fait heureuse. Je les remerciai comme je le
pouvais, en leur donnant ma bénédiction. Elles étaient heureuses aussi. - Et moi ? demanda le chat, outré
qu'on ait pu l'oublier à un moment pareil. Elles
le couvrirent de baisers, et je lui donnais le rôle de Grand Prophète
Bidulien. Il réclama des dragées comme premier salaire. Je lui répondis qu'il
n'aurait pas de salaire, étant donné que j'étais un génie, et que les génies
n'étaient riches qu'après leur mort. Il dégaina ses griffes. Je décrochai les
essuie-glaces du poster géant qui me regardait dédaigneusement. Que j'étais
pleine de grâce ! m'étonnai-je. Je brandis mon arme, me promettant de ne
l'utiliser que pour me défendre. J'entendis la porte d'entrée s'ouvrir dans
un grincement qui ressemblait à un miaulement. Sournois,
le chat se griffa lui-même et se mit à gémir. Mes
adeptes regardaient la scène avec horreur. Moi
aussi. Même
les génies ont peur, quand il s'agit de la fureur maternelle. Maman entra en
effet dans la cuisine. J'essayai vainement de cacher les essuie-glaces
derrière mon dos, mais ce fut peine perdue. Elle regarda le chat. Je lui
tirai la langue (au chat). Maman se retourna vers moi, les joues si rouges
que j'aurais juré pouvoir faire cuire un œuf dessus. -
BIDULE ! cria-t-elle, toute colère retenue. Oh !
Pauvres tympans ! A peine mon prénom dit d'une manière assez peu agréable,
elle essaya de se calmer pour me demander des explications. - Les
filles, vous pouvez y aller s'il vous plaît ? Bidule et moi avons à parler. Maman
avait parlé d'une voix mielleuse, qui ne lui ressemblait pas du tout, et qui
m'effrayait, moi, génie de la littérature française et internationale, génie
en tout, qui allait me marier avec moi-même… Elles
s'éclipsèrent sans rien dire, et le plus vite possible. Lâches. Je les
retirai de ma liste des adeptes. Non, elles n'auraient pas dû me faire défaut
à cette heure cruelle. Le chat rigolait, je le foudroyai du regard. Sale
bestiole ! Aussitôt que Laura fût sortie, ma mère quitta son sourire crispé
pour plaquer sur sa figure une expression qui aurait pu faire fuir n'importe
qui. Y compris moi. -
Pourquoi
Bidule ? Sa voix
était douce. Je soufflai. Ma mère paraissait inquiète. Avais-je négligé ma
famille dans mon élan génial ? Croyait-elle que je l'avais oubliée, ne
pensant qu'à ma carrière littéraire ? Oh ! Que c'était touchant ! Elle
reprit, voyant que je n'avais pas répondu et pour cause : j'étais plongée
dans mes réflexions sur ma conduite à tenir envers mes parents et mes frères
et sœurs. -
Pourquoi as-tu attaqué le chat avec un essuie-glace ? J'étais
atterrée. Non. Elle demandait pourquoi j'avais attaqué le chat avec un
essuie-glace. Je le confirme : les génies sont incompris. - C'est la philosophie susalarienne,
répondis-je. Il n'y
avait aucun rapport. C'était une ruse. - Tun Ruz. C'est le nom du philosophe
qui a inventé le susalaru. - Bidule ? Elle
était visiblement exaspérée. - Vas ranger ta chambre,
conclut-elle. Je
savourais ma victoire. Avec du
chocolat. - Sus au chocolat ! Tiens, ça
sonne comme… Miam. Ahem |
LA MEPRISE DE
SERAPHIN |
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v
Trente
minutes de retard ! Le froid était terrible. Il remonta son col et accéléra
le pas pour ne pas alourdir démesurément l'inexorable addition du temps qui
passe. En haut de la côte, il se retourna et eut un regard ému pour la
vieille Citroën XM qui, fatiguée par d'incessantes navettes "Brest
Mauriac", avait refusé de gravir le dernier col à huit kilomètres
environ de cette charmante bourgade de moyenne montagne. v
Depuis
quelque temps, le témoin d'eau s'allumait par intermittence mais il
s'éteignait aussi vite ne suscitant pas chez Séraphin la vigilance qui
s'imposait en pareil cas. Après tout, il ne lui restait plus qu'une petite centaine de kilomètres pour
connaître l'indicible bonheur du réveillon de Noël en famille, c'était là
l'essentiel… v
Tout
à sa joie d'imaginer les mines épanouies des convives autour du sapin au
moment de mutiler précautionneusement les emballages papiers cadeaux, il en
oubliait de lorgner sur le tableau de bord où un sémaphore insistant laissait
augurer l'imminent naufrage. Tout au plus, était-il obligé de
"rentrer" une vitesse ou deux au sommet des côtes mais vu l'âge du
navire, le capitaine n'avait aucune raison sérieuse de s'inquiéter : le bon
vieux rafiot en avait vu d'autres et filait toutes voiles dehors vers
"la mer promise" pourfendant les embruns de neige fondue, chassant
les flocons perfides à grands coups d'essuie-glace défaillants. Soudain, le
vieux loup de mer, rivé au gouvernail, entrevit à travers le hublot embué de
la cabine un récif digne des écueils d'Ouessant : "Côte à 10 %,
véhicules lents serrez à droite". En marin expérimenté, il obtempéra
séance tenante craignant peut-être, sait-on jamais, de tomber en rade au plus
fort de la vague. La brusque décélération ajoutée au fort pourcentage de la
lame de fond fut fatale au paquebot qui, épuisé, échoua lamentablement sur le
bas côté de la route, laissant de généreuses bouffées blanches s'échapper des
cales surchauffées. v
Séraphin
n'en croyant pas ses yeux s'extirpa du poste de pilotage, proférant force
jurons à faire rougir d'envie les pirates les plus mal embouchés. La
grossièreté ne changea rien à l'affaire : à peine le capot soulevé, grommela-t-il
entre ses dents un diagnostic impitoyable : "Durite HS, M…. M……… de M…. S". Que faire à
vingt et une heures en pleine cambrousse sur une route de montagne
irrémédiablement déserte ? Téléphoner avec le portable pour qu'un invité
vienne le chercher, bien évidemment ! Pourquoi n'y avait-il pas pensé plutôt
? L'émotion sans aucun doute… Rasséréné, notre étourneau fourragea
fébrilement dans les poches de sa parka pour enfin brandir l'objet de la
délivrance. -
Allo
Joséphine ? ALLLOOO ???? Mais elle est sourde ma parole !!! Mon Dieu, je n'ai
plus de batterie, j'aurais dû le recharger avant de prendre la route… v
"Ce
sont les cordonniers les plus mal chaussés, a-t-on coutume de dire" :
VRP en vins et spiritueux, donc habitué à barouder sur les routes de France,
Séraphin mériterait des claques pour être parti avec un véhicule non vérifié
et un portable déchargé mais la fatigue de fin d'année, la perspective de
passer les fêtes en famille, la précipitation du départ, lui firent oublier
les conseils de prudence les plus élémentaires. La totale en quelque sorte !
Prostré au volant de sa maudite guimbarde, il réprime difficilement une
déprime passagère envisageant même de dormir sur place : "Au point où
j'en suis, ils vont faire la fête sans moi. Ils vont penser que j'ai eu un
empêchement de dernière minute et que je ne me suis pas décommandé pour ne
pas gâcher la soirée. Et puis zut ! Je suis crevé, je vais roupiller là…
Demain sera un autre jour. Au petit jour, il passera bien quelqu'un qui me
prêtera son portable. Le principal, c'est que j'ai les cadeaux. Que je leur
offre le 24 ou le 25, c'est du pareil au même"… v
Passé
le Cap Horn, le vaillant capitaine au long cours retrouve le moral et décide
d'un seul coup d'un seul qu'il finirait à la nage, dans les flots glacés et
enneigés les huit petits kilomètres qui le séparent de "home sweet
home". Rapide calcul : deux heures devraient suffire pour arriver au
port et recevoir l'ovation familiale que mérite un pareil exploit. Et c'en
est un quand on sait que notre homme n'a rien de Jacques Lanzmann au mieux de
sa forme : il doit parcourir en une année la distance que l'auteur de Hôtel
Sahara effectue sur une journée… et encore en petite forme. Avec un peu de
chance, il devrait mettre les pieds sous la table à 23 h au plus tard. Bien
sûr, Joséphine lui avait signifié d'être là à 20 h 30 mn mais bon, elle lui
fait le coup à chaque année et régulièrement il précède d'une heure ou deux
ceux qui habitent à cinq kilomètres de là. Au plus mal, il aura raté l'apéro
: pas grave, ça peut se rattraper d'autant qu'il aura bien soif. Il ne lui
reste même plus une goutte d'eau mais on n'est pas en plein été, il tiendra
bien deux heures sans s'hydrater… v
Requinqué,
galvanisé par une foi à soulever les montagnes, il a l'embarras du choix.
Séraphin sort les cadeaux de la cabine, les charge tant bien que mal sous ses
deux bras et, tête baissée, entame son pèlerinage en fredonnant quelques
cantiques de Noël pour se donner du cœur à l'ouvrage. Et c'est là qu'il a
l'occasion de vérifier la légende des croisés de Compostelle, "Trois pas
en avant, deux pas en arrière" : trop chargé, pas de gants, cadeaux qui
glissent et tombent tous les cent mètres, arrêts fréquents pour se réchauffer
les mains dans les poches de sa parka. Bref, un véritable chemin de croix !
Ajoutons-y quelques belles ampoules aux talons histoire d'éclairer un
tantinet le décor psychédélique et en prime une tempête de neige : vingt
centimètres en une demi-heure ! v
Pour
ne pas se démotiver, Séraphin cherche des points de repère dans le paysage
enchanteur… de jour mais il fait nuit noire et, cerise sur le gâteau, il a
oublié la lampe électrique dans la voiture : "un malheur n'arrive jamais
seul" ! Il n'a plus d'autre ressource que de marcher au mental
–"marche ou crève"- Dans ces moments cruciaux où l'homme lutte pour
sa survie, il se rattache à de tout petits riens qui ne lui font pas lâcher
prise : saumon, boudin blanc, huîtres, bûche glacée… Une ultime rafale de
blizzard lui arrache les cadeaux des bras qui spontanément vont s'accrocher
aux branches d'un majestueux sapin… à une hauteur nécessitant des talents
d'escaladeur patenté pour aller les décrocher. Capitaine Surcouf n'est pas le
cousin germain de Maurice Herzog : la dernière fois que Séraphin a grimpé
c'est … à la corde et à l'armée, il y a de cela vingt bonnes années ! Avec
l'âge, les raideurs se déplacent mais après moult culbutes dans le fossé
accompagnées d'inqualifiables et innombrables jurons, il parvient à les
récupérer tous sauf UN, et pas n'importe lequel : celui de sa belle mère
cordialement détestée depuis deux décennies. Pas question de la priver de
cadeau alors qu'une accalmie protège leurs fragiles relations : un ouragan
est si vite arrivé. Pendant un bon quart d'heure, il reprend le chemin des
cimes lorsque, de là-haut, sur le point de renoncer et de sonner le glas de
la trêve entre belle maman et lui, Miracle des évangiles, il aperçoit tout à
la fois le panneau Mauriac et la cafetière électrique posée tout contre lui,
comme par enchantement : le papier emballage n'avait pas survécu aux caprices
d'Eole mais l'honneur était sauf ! v
Mû
par des forces décuplées, déshydraté, affamé, il parcourt façon Roger
Quemener dans Paris Colmar le dernier kilomètre qui le sépare de son
domicile, pulvérisant sous ses pas la poudreuse comme un chasse-neige.
Soudain, cruelle désillusion : arrivé chez lui, il trouve porte close.
"Ce n'est pas possible, ils ne sont pas couchés à une heure du matin,
c'est tôt pour un réveillon. Ou alors, c'est que quelqu'un a été malade et
qu'ils l'ont conduit à l'hôpital… Je vais quand même sonner à tout hasard… v
Joséphine
apparaît sur le seuil, tête ébouriffée, comme une beauté qu'on vient
d'arracher à un profond sommeil : -
Qu'est-ce
que tu fais là, mon chéri ? On t'attendait demain Vendredi pour le réveillon
mais pas aujourd'hui Jeudi, à pied et à une heure pareille. Avec ta parka
rouge, tu ressembles au Père Noël, surtout avec ta capuche sur les oreilles… -
Mais
qu'est-ce que tu me racontes ? C'est bien Vendredi aujourd'hui et pas Jeudi ! -
Toujours
aussi têtu… Regarde ton agenda et tu verras que j'ai raison !
Séraphin s'exécute de bien mauvaise grâce et s'aperçoit de sa méprise
: il avait par inadvertance consulté son agenda de 2003 où le réveillon
tombait un Jeudi. -
Dis
donc mon chéri, t'aurais pas laissé par hasard ta voiture au bout du chemin
pour nous faire la farce du Père Noël ? Tu devrais la remonter et rentrer les
bouteilles de vin pour le réveillon : par les temps qui courent, un
cambriolage est si vite arrivé… Grasjacqs |
JE N'AVAIS PAS COMPRIS |
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Elle est partie, sans rien dire,
elle a vécu le possible et l'impossible. Elle dort, enfin ! Finies les nuits
sans sommeil, à faire le point sur sa courte vie, à s'abrutir de musique, son
casque sur les oreilles pour ne déranger personne, elle écoutait tout ce qui
est triste, les ruptures, l'amour inavoué, le mal-être, la solitude……… Elle pleurait, s'identifiant aux
personnages des films, des tragédies, de ces images du journal télévisé où
plus rien n'allait bien : comme elle avait rêvé !!! Elle souffrait de ces malheurs qui
arrivaient aux gens, avec cette révolte de ne pouvoir rien y faire ou si
peu…. Plus jeune, elle a poussé dans
l'extrême : le puéril, le factice, le dérisoire, ne prenant la démesure que
pour s'étourdir : le monde lui fait peur ! Elle use de son charme, auprès de
ces messieurs, qui ne demandent qu'à plaire, comme elle : elle rit, donne des
rendez-vous, qu'elle laisse sans suite : son unique plaisir est qu'on l'aime,
mais elle ne veut pas se donner. Elle cherche un refuge, une épaule
sur laquelle s'appuyer, pour être comprise, elle se dit que c'est éphémère,
si fragile, alors elle met dans sa relation toute la passion dont elle est
capable, un art de vivre poussé par l'angoisse qui l'emportera. Elle confie, rarement, à ses
proches ses sentiments, mais on lui voit si souvent les larmes aux yeux,
qu'on suppose qu'elle a du chagrin. Si on lui dit, elle répond "on peut
aussi pleurer de bonheur". C'est vrai qu'un rien l'émeut : un paysage,
un enfant, une robe de mariée, une œuvre d'art……… Elle s'inquiète pour tout, pour
rien. Elle anticipe le mal qu'on pourrait faire à ceux qu'elle aime, elle est
prévenante, tend la main aux autres et est égoïste à la fois. Elle s'amuse,
et puis s'ennuie et broie du noir. Elle craint l'humain, parce que
trahie tant de fois. Elle ne sait plus à qui accorder sa confiance et elle
s'enferme, ne sort plus, tourne en rond dans son intérieur moral et physique. Elle a bien essayé de trouver le
juste accord, avec les jeunes enfants, tout encore pétris d'innocence, et
avec des personnes, l'âge étant venu, remplis de sagesse, elle n'y a pas
trouvé la sérénité. Pourtant, quand le ciel est
radieux, elle s'impose des moments virtuels de relâche : elle organise des
repas, qui lui prennent toute son énergie pour ses proches : mais, rien n'est
jamais parfait, et ce qui devait lui être une joie devient corvée. Elle aime les fleurs, elle en sème,
elle en plante, elle invente de beaux bouquets, s'inspirant de magazines où
les photos sont superbes, à ses yeux, les siens ne sont qu'ordinaires. Elle est fière et même
orgueilleuse, tout en se voulant modeste en sublimant l'humilité. De
l'aurore, elle fait son coucher, du crépuscule : son lever. Pourquoi refuse-t-elle de se
nourrir alors qu'elle donne du pain aux oiseaux ? Pourquoi s'enlaidit-elle,
alors que ses armoires regorgent de vêtements élégants, sa salle de bain est
le modèle de la femme qui se veut bien dans sa peau ?.... Pourquoi
s'efface-t-elle ? Veut-elle se confondre, se diluer dans la foule des mortels
? Difficile à vivre pour les autres,
elle s'est rendue compte qu'elle n'appartenait pas à ce monde : elle a
choisi, poussée par on ne sait quel démon de ne plus y paraître. Elle n'aimait pas certains mots
comme "tolérer", c'était pour elle, ne rien changer de soi-même,
tout en supportant les différences et donc, de ne pas les accepter vraiment :
une attitude indulgente ambiguë. C'était mon amie. Marie-José.
Wanesse 2002 |
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LE RENDEZ-VOUS |
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Chargé d'émotion, un cimetière est un lieu dynamité
de vanité. Chaque jour des pensées d'amour et de haine, des ondes positives
et négatives, se croisent et s'envolent dans les nuages. La Toussaint est sans doute la période de l'année la
plus représentative de celle-ci. Témoin oculaire invisible dans ce grand domaine
destiné au repos éternel, j'écoute silencieux, les scènes empreintes de
tristesse, de remords, de déchirement, parfois de haine et d'orgueil.
Pourtant ce lieu devrait être emprunt de paix et de recueillement. Parmi les nombreux visiteurs, eh non ! Je n'ai pas
de statistiques exactes à vous donner… cet endroit, contrairement à ce que
l'on pense, est très fréquenté, vivant et baigné de sentiments. *** Il y a ceux qui viennent quotidiennement, à heure
fixe, faire une courte visite et dialoguer muettement avec une personne
chère, lui demander conseil quelquefois… Ce recueillement de quelques
instants adoucit la peine et le rendez-vous est fixé fidèlement au lendemain. Deux amies en profitent pour faire le tour des
allées, regarder les tombes d'amis ou anciens voisins, mélangeant l'aspect
froid et glacial de celles-ci à des sentiments humains de médisance, car,
comme l'écrivait Pascal, "la curiosité n'est le plus souvent que
vanité". Telle sépulture est à l'état d'abandon, sur une
autre, une potée de fleurs défraîchies entraîne le scandale des pensées, cela
ne fait pas convenable une tombe dans cet état. Une stèle attire le regard
car il y a depuis peu un nouvel occupant. Le volume, la qualité florale sont
les reflets de la position sociale et du regret présumé. Chaque matin la visite de nos deux habituées dure
environ une heure. Dieu que le temps passe vite dans cet endroit ! Beaucoup
de pourquoi ? Comme l'imagination peut être fertile… Dans ce lieu public, yeux et langues ne chôment pas.
Souvent on aperçoit, quelques tombes plus loin, une autre connaissance, qui a
un deuil plus récent que ces deux fidèles acolytes. Pour elles, depuis vingt ans, cette visite
quotidienne est un rite qui peu à peu a apaisé leur chagrin. Elles ont
néanmoins oublié que cet endroit est destiné au recueillement silencieux, et
non au bavardage. Un peu plus loin, une jeune femme blafarde, pleure
en silence devant une tombe d'enfant. Sa douleur n'est pas feinte. Elle est
chargée d'interrogations : pourquoi ce drame, cette souffrance ? Son corps
vit encore des tressaillements de son enfant. Son cœur était trop fragile, il
n'a vécu que quelques instants. Des flots de pensées de révolte, d'injustice
se mêlent à ses larmes ; pendant quelques instants, elle souhaite le
rejoindre. A l'extrémité du cimetière, un taxi mortuaire fait
son entrée avec peu de fleurs. Le cortège est réduit, car il ne s'agit pas
d'un notable de la ville, mais d'une personne âgée et seule. Si les hommes ne
naissent pas égaux, la mort creuse encore plus cette inégalité. Ne dit-on pas
qu'il y a les plus riches du cimetière ? Depuis de nombreux millénaires, la
mort a été entourée de rituels, mettant en évidence les différences de
prestations, selon fortune et rang social. *** Nous sommes à quelques jours de la Toussaint ; les
coffres de voiture sont remplis du set de nettoyage… En quelques heures cette
propriété de la commune va peu à peu se transformer en un magnifique espace fleuri
digne de l'inspiration d'un peintre. Les tombes vont disparaître sous les
nombreuses potées de chrysanthèmes et de bruyères, ces fleurs sont les reines
de la fête. On aperçoit de très loin un tapis ondoyant de jaune, orange,
pourpre, vert et bleu argenté, se reflétant dans le soleil et se réveillant
dans la gelée matinale. Par vanité, ceux qui ont un remords de conscience
vont apporter une volumineuse composition florale, non pas pour celui qui
repose et dont les cinq sens sont endormis à jamais ! Non, c'est pour
susciter l'envie chez tel ou tel membre de la famille. Cela entraîne parfois
des réactions négatives. Une tombe est visitée et fleurie régulièrement par
la famille sur place. Un autre membre vient une fois l'an de l'autre bout de
la France et en simple visiteur, car il n'a pas participé au nettoyage.
Alors, à peine déposé, le chrysanthème prend la direction de la benne
déchetterie. Pourtant, à proximité, deux tombes sont oubliées. Cette fleur
aurait été la bienvenue… Aveuglée par sa haine, cette personne n'a pas vu le
tremblement de mécontentement des feuilles. Cette plante est furieuse, dans
sa vanité de fleur épanouie, qui s'est préparée durant de nombreux mois pour
atteindre cette maturité éclatante, d'être ainsi jetée aux ordures et devoir
cohabiter avec des bouquets fanés ou décomposés, des papiers, couronnes ou
gerbes. Cette décharge reçoit de nombreux visiteurs. Des
habitués qui viennent faire de la récupération : les supports des croix et
couronnes, tri des plantes, des rosiers, des mini sapins qui seront repiqués
dans les jardins à moindre frais, ou bien ils referont une nouvelle
composition florale et iront tout simplement la déposer sur une tombe de leur
famille. D'autres, probablement pour réduire la corvée des
ouvriers d'entretien, récupèrent le terreau dans un sac plastique pour
enrichir leur jardin. *** Alors, pour ce lieu rempli d'habitants paisibles,
sans problèmes terrestres de voisinage, peut-être serait-il bon de rappeler
que c'est un endroit où le respect et le silence devraient être les clés
d'entrée ; car il y a aussi des gens qui se disputent, règlent leurs comptes,
se disent des injures. Il y a de jeunes enfants qu'on laisse courir ou
grimper sur les tombes ; mais aussi les vaniteux qui font leur propre loi et
emmènent leurs chiens au cimetière sans être tenus en laisse, gratifiant
leurs passages de nombreuses déjections ou coursant les lapins, faisant fi de
ce qu'ils renversent sur leur passage et des interdictions. *** Ce cimetière possède une double vie. Avant de vous
quitter, je vais vous parler d'un monde invisible et oublié de vous autres
les humains. Dans les grands arbres sombres, alignés en remparts, cohabitent
et chantent en toute sérénité : merles, étourneaux, mésanges, grives
musiciennes, rouges-gorges et passerines multicolores. Parfois un envol
d'engoulevents accompagne une âme. Abeilles, bourdons, papillons ne sont pas
au chômage pour butiner toutes ces fleurs. Seuls ennemis de ce territoire les chiens et chats. *** Cette période de Toussaint représente pour nous les
nombreux lapereaux, habitants des terres voisines, une période de festivités
que l'on pourrait appeler la "Saint Lapin". Notre plat préféré, la
bruyère, est en abondance ; avec cette multitude de plantes et de fougères à
notre disposition, à l'image des fourmis, nous tapissons nos terriers des
feuilles séchées qui nous protègeront des rigueurs du froid. Demain quand
vous viendrez fleurir une tombe, je sais que vous aurez une pensée nouvelle
pour moi et ma famille de lapereaux, et que vous ajouterez à votre bouquet
quelques branches de graminées adorées des lapins. Faites une halte à l'allée A, cimetière de C. Pour
me rencontrer, Appelez doucement "Kitsouki", le
chef de bande des lapins. Françoise
Leleux |
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LA
CHIENNE BELLE |
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Juillet le mois
des grands départs en vacances était arrivé. Dans un chemin,
une jeune chienne de belle taille, presque toute blanche, avec une grosse
tache noire sur les oreilles et sur le milieu du dos, cherchait l'ombre
auprès d'un bosquet. Dès qu'elle percevait le bruit d'un moteur de voiture,
affolée, elle courait vers le bord de la route espérant voir apparaître ses
maîtres puis lentement, tristement, tête basse, revenait se coucher. Par une fin
d'après midi, un vieil homme qui se promenait, vint à passer par ce chemin et
aperçut la chienne ; à son regard triste, il comprit tout de suite que la
pauvre bête avait été cruellement abandonnée, comme un paquet gênant. Se penchant pour
la caresser, il fut surpris de la voir se redresser et mettre ses deux pattes
de devant sur ses épaules, et lui lécher le visage, tout en poussant des
petits jappements heureux. La gorge serrée,
le vieil homme murmurait : "Eh oui tu
es belle ! Belle ma belle !" Ce soir là
rentrant chez lui, il eut le regret de ne pas l'avoir emmenée et ne put
dormir de la nuit, pensant sans cesse à la pauvre chienne, qui tout en
poussant des petites lamentations, l'avait regardé partir, avec ses bons yeux
qui semblaient lui parler, l'implorer. Quelque chose
lui faisait comprendre, que bien qu'elle fût une bâtarde sans race, elle
était douce et affectueuse, et paraissait intelligente. Tôt le lendemain
matin, il s'en fut vers le chemin, tout en emportant un petit sac contenant
de l'eau et de la nourriture. Il marchait à
grands pas et son coeur battait dans sa poitrine, car il craignait que la
pauvre bête se soit éloignée ou égarée. Arrivé près du
chemin, l'apercevant, il poussa un gros soupir de soulagement. La chienne le
reconnaissant, tout en se tortillant autant qu'elle le pouvait, accourut vers
lui, elle relevait ses babines et découvrait toutes ses dents, elle riait de
plaisir. Puis affamée,
elle eut vite fait d'avaler tout ce qu'il lui avait apporté. Tout en la
caressant le vieil homme lui parlait, "tu avais faim n'est-ce pas ma
belle", "depuis combien de jours n'avais-tu pas mangé !". Ensuite il joua
un peu avec elle, l'animal mis en confiance aboyait, sautillait, elle était
heureuse. Dès qu'il reprit
le chemin du retour, elle se mit à sautiller en rond autour de ses pieds,
d'un regard interrogateur, tout en poussant des petits jappements. S'arrêtant
souriant, le vieil homme lui dit : "Allons
viens ma belle ! Viens ! N'as-tu pas compris que je t'emmène !". Sans hésiter
elle se lança dans ses bras, lui léchant de sa langue tiède et humide son
visage. Elle savait qu'il
l'avait adoptée, que Belle serait son nom désormais. Arrivée dans la
maison de son nouveau maître Belle s'installa sans façon dans un fauteuil et
se mit à aboyer joyeusement, lui montrant toute sa confiance et sa
reconnaissance, et voulant lui dire "que l'on est bien chez toi".
Depuis ce jour une grande tendresse réciproque est née. Le vieil homme
qui est très bon et très patient la traite avec amour, il la nourrit bien et
consacre une partie de son temps en lui procurant beaucoup de soins, il fait
sa toilette, peigne ses longs poils ondulés et soyeux. Chaque jour pour
lui donner de l'exercice, il l'emmène arpenter la campagne ou le bois, docile
elle accourt à l'appel de son maître. Et quand vient
le soir, et que dans un fauteuil il se repose, elle lui apporte ses
pantoufles, pose sa tête sur ses genoux réclamant par son doux regard
quelques caresses, puis s'étend de tout son long à ses pieds tout en le
regardant d'un air d'extase. Alors qu'il se
croyait abandonné de tous, il est maintenant un vieil homme réellement
heureux car la présence chaleureuse et sans calcul de Belle, le console de sa
solitude, de ses désenchantements, de ses chagrins cachés, de tout ce qu'il
lui était pénible et douloureux. Compagne fidèle,
douce, affectueuse, elle lui apporte par sa présence et par ses
manifestations joyeuses, distractions et réconfort. Ensemble, ils
vivent désormais une aventure émouvante. J. Fourmaux |
TERRESTRES
EXTRA |
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Boire
un coup chez le dernier client ça ne se refuse pas même s'il est tard et
qu'on n'en est pas à son premier. Mais en juillet, à l'approche des congés
annuels qu'on attend avec impatience, rien n'est pareil. Même le retour vers
le dépôt par cette petite route de campagne qu'il ne prend pas d'habitude
présente déjà des allures de vacances. Tant pis pour ce détour d'à peine plus
de dix kilomètres par rapport à la route normale. Bertrand roule vitres
baissées un bras dehors pour mieux sentir contre lui la tiédeur lourde des
odeurs de campagne dont l'été seul possède le secret. Il est 21 h 30 et le
soleil qui glisse doucement vers l'ouest remplit de sa lumière dorée les
contours fondus du paysage. C'est bon. Bon comme si le temps s'était arrêté
pour laisser infuser la chaleur du jour. Bertrand n'a même pas mis la radio
sur N.R.J. comme il le fait habituellement et machinalement. Le moteur du
Renault Trafic ronronne à la vitesse tranquille de 65 km/heure, pas plus, ce
qui permet de goûter davantage encore ce moment privilégié. Pourtant
Bertrand est fatigué. Il sent que ses paupières s'alourdissent et les deux
dernières bières qu'il a bues il y a vingt minutes à peine y sont sans doute
pour quelque chose. Mais pour ce qui est du travail, tout a été nickel et il
se sent la tête libre comme l'air de ce soir qui fait ce qu'il veut de ses
inimitables senteurs. Contrairement à cette idée reçue, le Sud du Cambrésis
n'est pas plat et la route, qui de plus est sinueuse, oblige parfois à des
relances du moteur ce qui permet de mieux grimper telle côte qu'on n'eût pas
soupçonnée ici. Une
voiture se profile au loin avant de disparaître plusieurs fois derrière les
reliefs du paysage pour réapparaître finalement d'un seul coup. En la
croisant Bertrand la suit pendant quelques secondes dans son rétroviseur,
réflexe banal d'automobiliste qui ne veut rien laisser échapper complètement. Tout
est calme et dans un bâillement incontrôlé ce dernier continue sa route quand
soudain, sur sa droite il aperçoit une lueur vive de couleur plutôt orangée
juste derrière un monticule situé à environ 500 mètres de là. Instinctivement
il lève le pied de l'accélérateur et regarde plus précisément, s'attendant à
voir apparaître quelque chose qui le renseignerait sur l'origine de la source
lumineuse. Il ralentit encore en conservant les yeux fixés vers ce phénomène
pour le moins étrange. Il ne s'arrête pourtant pas car le tracé de la route
vire vers la droite ce qui va lui permettre, pense-t-il, d'observer la chose
par contournement. C'est alors que brutalement Bertrand écrase la pédale de
frein du Trafic ce qui a pour effet de l'arrêter net. Devant ses yeux médusés
se déroule tout à coup une scène digne des plus incroyables scénarios de
films de science fiction : un engin de forme ronde et d'allure métallique
semblable à une assiette creuse placée dans le sens habituel qu'on l'utilise
c'est-à-dire le fond vers le bas, vient de monter à la verticale de quelques
mètres et fait du sur place, sans le moindre bruit. La masse est brillante
avec des faisceaux lumineux rouges, jaunes et bleus qui bougent dans le sens
dextrogyre. On dirait qu'une couronne de lumières tourne au ralenti autour du
phénomène. Les
images se bousculent alors très vite dans la tête de Bertrand : il ne peut
s'agir ni d'un avion, ni d'un ballon, ni du reflet provenant d'un quelconque
feu. Non, rien de tout cela. Il se pince même pour s'assurer qu'il ne rêve
pas, que la "chose" qui flotte là à quelques centaines de mètres
n'est pas le fruit de son imagination ou encore d'une hallucination dont il serait
la victime. Cela dépasse l'entendement et pourtant ! Il n'y a qu'un nom à
donner au phénomène : soucoupe volante ! Même s'il n'en a jamais vu autrement
qu'au cinéma ou que dans une bande dessinée. Quoi faire ? Il prend maintenant
conscience que la peur le saisit et il en est paralysé. Il… C'est alors que
l'engin devient plus lumineux et se met à monter à la verticale sur quelques
dizaines de mètres, s'immobilise à nouveau pour finalement amorcer un
démarrage suivi d'un changement de cap à 90°. Puis à une vitesse
vertigineuse, disparaît. Le
témoin de cette incroyable scène est à la fois sidéré et soulagé. Il remarque
que le moteur du fourgon s'est arrêté. Sous son siège Bertrand a toujours une
petite flasque décorée d'un aigle et dans laquelle il garde de l'armagnac.
C'est un cadeau qu'on lui a offert voici maintenant quatre ans et qui ne le
quitte plus. Non pas qu'il en fasse un usage régulier mais de temps en temps,
l'hiver surtout, il s'envoie un petit bouchon pour se réchauffer. Après cet
épisode incroyable c'est la moitié du flacon qu'il avale d'un coup. Puis sans
plus attendre il remet le moteur en marche et l'emballe aussi fort qu'il
peut. Fuir ! Telle est la consigne que lui indique une indicible et prudente
sagesse. Il sait maintenant qu'il va aller directement à la Gendarmerie pour
relater son impensable histoire. Il a lu une fois dans le journal un article
qui traitait d'un rapport de Gendarmerie et de soucoupe volante. Il est tard
mais tant pis, il ne faut pas attendre demain afin de ne pas perdre les
moindres détails de ce qui vient de se produire. Avant
de sonner à l'interphone de la grille de la brigade, il prend encore une
triple rasade d'armagnac, juste pour se mettre le verbe en place. Bertrand
n'est pas d'un naturel loquace et l'alcool, pense-t-il, va l'aider à se
détendre. Il sonne et en bégayant annonce : -
"J'ai vu un O.V.N.I !" C'est
alors que commence la relation des faits. Rien depuis le début n'est oublié :
la journée de travail, la route, la douceur de l'été et puis bien sûr la manifestation
à laquelle il a assisté. Mais l'explication est confuse, fiévreuse, les mots
se bousculent et des gestes électriques ponctuent le récit. Le gendarme de
faction, perplexe, appelle ses collègues devant qui Bertrand redit son
histoire. - "Mais dites nous, vous ne croyez
pas que vous avez consommé un peu trop ? Vous avez pris la lune pour une
soucoupe volante et bientôt vous allez nous parler de petits bonshommes verts
qui vous ont, en plus, payé un coup à boire ? Allons, tout çà n'est pas très sérieux.
La plaisanterie a maintenant assez duré. Rentrez chez vous et allez vous
coucher sinon vous passerez la nuit dans la cellule d'à côté. Dans l'état où
vous êtes, estimez-vous heureux de ne pas avoir eu d'accident." Bertrand
tente de réagir mais à trois contre un la lutte est inégale, surtout quand
l'opposant représente la loi. Finalement, l'affaire tourne à la farce et on
lui ordonne de sortir. Ce qu'il fait. Pourtant
il n'est pas fou, il a bien vu, elle était bien là ! Un hoquet lui secoue la
poitrine… Il est fatigué et il se demande maintenant s'il ne rêve pas tout
éveillé. Et comme il dort mal cette nuit-là ! Le peu de sommeil qui le prend
est peuplé d'apparitions étranges et de lueurs incongrues. Quand il se lève
le matin, la première chose qu'il fait est d'examiner le ciel. Tout ce qu'il
a vécu la veille lui parait tellement irréel qu'il voudrait pouvoir
l'oublier. En
remontant dans son Trafic il trouve la flasque de métal vide sur le siège.
Pendant quelques secondes il est songeur. Aujourd'hui la journée s'annonce
difficile et au dépôt son patron et ses collègues lui ont trouvé l'air
bizarre. Cela ne l'empêche de céder à une pulsion qui le prend alors : il
faut retourner voir sur place, personne n'en saura rien. Le
jour le paysage semble totalement différent et pour un peu il ne
reconnaîtrait pas la route où il est passé hier. Arrivé pourtant à hauteur du
monticule il s'arrête et décide d'aller à pied jusqu'à l'endroit où s'est
immobilisé l'engin. Malgré le soleil déjà chaud il est parcouru par un
frisson. Encore quelques pas. Et là ce qu'il découvre le laisse sans voix :
l'herbe a été comme grillée sur un cercle d'environ trois mètres de diamètre.
C'était donc vrai ! Bertrand court cette fois pour regagner son véhicule,
autant mû par une crainte incontrôlée que pour rattraper le temps perdu. Au
prochain village il se rend au café de la Grand Place et de là il appelle la
Gendarmerie. Cette fois ils seront bien obligés de le croire. -
Encore vous ! Bon, dites-vous qu'on est en plein mois de juillet et que vos
traces sur le sol sont tout simplement les restes d'un feu qui a été allumé
par des gamins ou bien des campeurs. Sur
l'insistance de Bertrand le gendarme interroge : -
Et
d'abord, d'où nous appelez-vous ? -
Du
café de la Grand Place… -
Vous
êtes encore au café ? Ecoutez ! Cette fois arrêtez ou on prévient votre
employeur ! Là
Bertrand a peur, mais d'une peur bien terre à terre. Si son patron
vient à apprendre qu'il a bu un coup de trop, qu'il a vu une soucoupe volante
et qu'il a dévié de sa route il risque d'être renvoyé et çà … ! Même, il
commence à douter sérieusement de cette vision dont personne à part lui n'a
déclaré depuis être le témoin. Et aujourd'hui tout cela remonte à déjà bien
loin. Depuis
ce temps-là en tout cas, Bertrand a limité considérablement sa consommation
de bière et le flacon flanqué d'un dessin d'aigle reste chez lui, dans le
buffet de la salle à manger. Enfin, il n'a plus jamais dévié de sa route, que
ce soit pour partir comme pour revenir. S'il
l'avait fait cependant il aurait pu constater que pendant trois années
consécutives, à l'endroit même où se trouvaient les traces sur le sol,
l'herbe n'a pas repoussé. Jean-François
Sautière |
LES AMANTS DE LA PETITE LUNE |
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A eux deux, la
Marguerite et le Victor avaient un siècle et demi. Leur âge
respectif ? Ils l'ignoraient l'un et l'autre. Cependant, ils avaient pris
l'habitude, à chaque Saint Sylvestre, de vieillir ensemble de deux ans. Cela faisait
tant de saisons qu'ils vivaient côte à côte dans le mas ancestral de
Castillon la médiévale, cette Castillon-du-Gard en cours de délabrement,
abandonnée peu à peu par ses habitants, inexorablement ; ce village construit
dès l'Occupation romaine avec les pierres extraites des proches carrières, du
Tertiaire Tortonien, disent les géologues. Cette "castrum de
Castellione", puis "Castillo", seigneurie qui appartint, au
XIVème , aux prévôts de la cathédrale d'Uzès, qui fut le théâtre de massacres
de catholiques, -en 1570- ; qui tomba aux mains des Huguenots du Duc de
Rohan, en 1626. Belvédère offrant une vue plongeante sur l'imposant Pont du
Gard. Marguerite et
Victor ? Un couple modèle, sans histoires. Ils ne s'étaient jamais mariés.
Néanmoins, ils avaient réalisé une telle osmose qu'ils se ressemblaient mieux
qu'un frère et une sœur. Chaque hiver
les taraudait, l'un et l'autre, malmenant leurs bronches et leurs membres,
leur cassant un peu plus l'échine. Les printemps les trouvaient affaiblis.
Mais ils tenaient bon, s'occupant de leur petit potager, de quelques poules
et lapins. La vie devint dure à vivre et ce fut presque un travail pour eux
de partir du matin pour arriver péniblement au soir. Ils ne se
quittaient guère, assis sur leur banc, cramponnés à leur bâton de vieillesse
en coudrier, les yeux, -eux aussi de plus en plus faibles-, balayant
l'horizon de gauche à droite et de droite à gauche, s'arrêtant sur la tache
lumineuse du Pont du Gard piquée sur un tapis de verdure, comme pour
s'assurer de sa présence non loin d'eux. Ils ne se séparaient que pour vaquer
l'une à la cuisine et la lessive et autres travaux ménagers, lui à la corvée
d'eau, au jardinage, à l'entretien du mas. Or, un jour
que, comme à l'accoutumée, elle était assise devant la maison, rêvassant, il
s'en alla cueillir de l'herbe pour les lapins, carottes sauvages, panais,
sainfoins, branches d'acacia… D'où elle était placée, elle ne le distinguait
plus ; mais elle entendait le bruit de ses sabots sonnant sur la pierraille
du sentier. Elle n'aimait
pas qu'il s'en allât ainsi, la laissant seule. Elle se raisonnait cependant,
sachant que sa solitude ne dépasserait pas une heure de soleil. Mais, ce
soir-là, ce fichu soleil poursuivit sa course jusqu'à se cacher derrière la
crête lointaine des Cévennes, et Victor ne l'avait pas rejointe. Dehors,
c'était le silence des hommes, la nature livrant ses derniers murmures avant
de s'endormir. Marguerite
s'affola. Que pouvait-elle faire, qui appeler pour lui venir en aide, partir
à la recherche de son Victor ? Sa maison était trop éloignée de l'entrée du
village, il faisait à présent noir, une nuit de petite lune. Elle n'y voyait
plus guère et ses jambes étaient trop faibles pour qu'elle s'engageât dans
une telle aventure. C'est certain : il était arrivé quelque chose de grave à Victor
et il n'y avait personne pour le secourir. Désespérée elle pleura
silencieusement, pria et, lasse, elle s'endormit sur le banc. Un berger
aperçut le vieillard, étendu dans l'herbe, évanoui. Il le chargea sur son dos
et, tant bien que mal, le ramena chez lui. On l'étendit sur la grande table
de la salle commune et là, on constata qu'il ne respirait plus. Victor avait
rendu son âme. On se consulta
et on décida de ne pas prévenir la Marguerite. A l'aube, une villageoise, -la
Jeannette-, et le Jules, -le berger-, se rendirent auprès d'elle. Elle
dormait sur le banc, à l'extérieur de la maison. Jeannette la couvrit d'un
grand châle et n'eut pas le courage de lui annoncer la terrible nouvelle. Dans la
journée, les femmes revinrent la visiter pour lui donner de quoi se nourrir.
La vieille s'était levée. Assise sur le banc de la cuisine, les coudes
appuyés sur la longue table de ferme habillée d'une toile cirée fleurie, elle
marmonna : -
Ah
! C'est toi Victor ?... Je t'ai entendu, au petit matin. Que t'est-il donc
arrivé ? Je n'y vois plus, mais j'ai bien reconnu ton pas et ton odeur… Je
t'en prie, ne me laisse plus jamais seule aussi longtemps. Ca me fait un sang
d'encre. La Jeannette
avait donné la consigne de ne rien dire, de ne pas parler devant elle. Seul
le Jules prit la parole : -
C'est
moi, ma vieille, lui dit-il d'une voix mal assurée. Elle n'ajouta
rien, prenant simplement le bras du Jules. Sa respiration devint sifflante.
Elle geignit. -
Ca
va pas… ça va pas… dit-elle haletante, cherchant son souffle. Il en fut ainsi
durant plusieurs heures. Puis elle cria : -
Où
es-tu, le vieux ? Qu'est-ce que tu fais, bon sang ? Personne n'osa
lui répondre. Des curieux tentaient de voir, à travers les carreaux de la
fenêtre, dissimulés derrière une rangée de géraniums. -
Ah
! Mon brave Victor, dit-elle à mi-voix. C'est bien d'être revenu. La
Jeannette aussi… Dis-lui de ne pas rester, de ne revenir que lorsque ça ira
mieux pour moi. Je ne veux pas qu'elle me voit dans cet état. Tu me
comprends, n'est-ce pas ? Question de dignité. Demain, ça ira mieux, je le
sens. Demain… Le village au
complet accompagna le vieux Victor à sa dernière demeure. Il ne manquait que
sa Marguerite… qui ne sut jamais. Deux semaines
plus tard, l'âme de la vieille la quitta également. On la trouva assise,
recroquevillée dans un coin, hébétée, un doux sourire accroché à ses lèvres. -
Demain…
demain…
se répéta la Jeannette dont la conscience était torturée, se demandant si
elle avait bien fait de se taire, de la laisser partir ainsi dans
l'ignorance. Sa foi tempéra
ses craintes. N'est-ce pas écrit dans les Saintes Ecritures que les âmes se
retrouvent auprès du bon Dieu qui pardonnera sûrement leur concubinage ? -
Ah
! Ces lendemains ! Se dit-elle en jetant une fleur sur le cercueil de la vieille. Il
en est toujours ainsi dans la vie : il y a toujours un lendemain où tout
finit mal, et le jour de paix ou d'espoir qu'il nous arrive de vivre n'est
jamais que la veille d'un autre qui apporte le malheur. D'ailleurs, lorsque
le vieux Victor s'en est allé, n'était-ce pas un soir de petite lune qui,
selon la légende, est méchante, qui tue par des moyens détournés, tous ceux
qu'elle regarde du haut du ciel ? Victor le savait : il n'aurait pas dû la
tenter ! Leur
disparition marqua, pour Castillon, le début de sa résurrection. Grâce à un
étranger venu de Neuchâtel en Suisse, qui en tomba amoureux, restaura la
ruine qu'il avait acquise. C'était en 1956. Son exemple fit tache d'huile, et
tout le monde se mit à l'ouvrage, des architectes de renom, tout comme les
Compagnons du Tour de France. Pourtant, à cette époque, lors de la mort du
Victor, puis de sa Marguerite, l'état de délabrement de ce village gardois ne
présageait en aucune sorte une telle résurrection. Mais voilà,
c'était sans compter sans l'amour du beau et du passé, qui ranima cet endroit
rempli de mystère et de poésie. Gare tout de même… à la petite lune méchante
! Légende certes… mais ne dit-on pas qu'il n'y a pas de fumée sans feu ? La maison des
deux vieux amants fut aussi rénovée, dans sa texture d'origine. En tendant
bien l'oreille, sans doute entendrions-nous chuchoter les deux amants, ceux
qu'emporta la petite lune ? Yann
Villiers |
LA PAROLE DU CAPITAINE |
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L'autochenille venait
de stopper devant l'antique temple bouddhiste. Dos cassé, le vieil Annamite trottinait
vers le véhicule. Il se cramponna à la portière tout en caressant
machinalement sa barbiche dont les trois poils de chèvre tremblotaient
d'indignation, et ses yeux mi-clos soutinrent le regard du capitaine dont les
lèvres minces esquissèrent un sourire narquois : l'officier connaissait
d'avance les récriminations de monsieur Thang ! Depuis l'arrivée du corps
expéditionnaire, les vergers des riches propriétaires étaient régulièrement
visités par les soldats. S'ils s'étaient dans les premiers temps contentés de
dévaliser les orangeraies, de se goinfrer de mangues et de papayes, fruits
inconnus chez eux, ils s'en prenaient maintenant aux plus gros arbres
fruitiers dont ils faisaient débiter les troncs par d'insolents boys à leur
solde. Et, chaque soir, la fumée des feux de leurs cuisines s'élevait vers le
ciel pourpre comme un encens offert aux dieux d'une guerre qui s'éternisait
sans issue. Le capitaine alluma une
cigarette. Sa main d'aristocrate tremblait ; imperceptiblement. Jusqu'à
présent, la population du village s'était montrée soumise, les notables se
voulaient coopératifs, avec un rien d'obséquiosité qui agaçait et comblait
tout à la fois. Ce vieux schnock n'allait tout de même pas semer la pagaille
pour trois souches à moitié pourries ! Ses jérémiades risquaient d'attirer
l'attention des Viet Minh sur une région épargnée par les incursions des
rebelles ! Regard lointain, le
capitaine se surprit à rêver aux chênes centenaires qui ombrageaient le parc
de ses aïeux, à ses jeux d'enfant gâté, sous les frondaisons, à ses flâneries
d'adolescent au long des hêtres plantureux. Une brève nostalgie voila sa
prunelle, mais il se ressaisit aussitôt et, d'un geste martial, balaya les
douces réminiscences. Il se souvint de la sale guerre dans les rizières, des
guet-apens et des Viets ; ce n'était pas le moment de s'attendrir sur ce
vieillard pathétique ! Il prit toutefois un
air compatissant et, d'un ton amène, rassura le notable dont, mieux que
quiconque, il pouvait comprendre le désarroi et mesurer l'indignation.
Désormais, c'était promis, ajouta-t-il en pinçant les lèvres dans un rictus,
plus personne ne toucherait aux arbres de monsieur Thang. Le notable ébaucha une
courbette, rattrapa sa quenouille de barbe qui voltigeait, rassérénée, et
s'empressa d'aller porter la bonne nouvelle à son épouse. Madame Thang était fort
occupée à préparer le festin du nouvel an dans le pavillon sur pilotis qui
servait de cuisine, attenant à la riche demeure du notable réservée au culte
des ancêtres et à la réception des hôtes de marque. Cette construction
légère, montée sur de solides pieux de teck, protégée du soleil par de jolies
nattes, était le fief de la maîtresse de maison qui, assistée de ses
servantes, répartissait dans des plats de porcelaine les mets traditionnels
destinés à la fête du Têt. Tout en louant la
courtoisie du capitaine son mari l'entraîna vers le minuscule autel planté
dans la cour, et tous deux rendirent grâce au génie protecteur : plus de
soldats pour grappiller les meilleurs fruits, plus de boys pour martyriser
les arbres ! Bien sûr, cela ne ferait pas renaître les splendides fûts
bêtement abattus pour les cuisines du contingent ! Des manguiers et des
cocotiers plantés par le propre grand-père du notable, et qui avaient fait
l'orgueil de plusieurs générations ! Un ruisseau arrosait
les plantations ; c'est là que monsieur Thang s'amusait dans sa jeunesse à
pêcher d'énormes grenouilles qu'il faisait griller sur place ; plus loin,
sous la pergola que les poivriers grimpants piquetaient de leurs perles
vermillon, il avait jadis, comme les Européens, osé parler d'amour à sa
fiancée ! Le vieillard soupira et
détourna un regard embué. Bientôt, il achèterait de nouvelles espèces
prometteuses de fruits dont ses petits-enfants et leurs descendants
pourraient se régaler un jour ; oui, le verger renaîtrait, encore plus beau !
En somme le capitaine était un brave homme ; le notable lui enverrait un
panier de sapotilles à l'occasion du nouvel an… Les soldats écartent
les gamins du pavillon ; ils arriment une chaîne entre leurs deux jeeps,
sautent dans leur véhicule et, d'un commun accord, foncent sur la cuisine.
Pêle-mêle, jarres d'eau, plancher, viandes et légumes, porcelaines et pieux
de teck s'écrasent sur les massifs de dahlias. Tête basse, les boys
récupèrent planches et pilotis et les embarquent dans un camion militaire.
Dans une embardée, les vandales effectuent une marche arrière et filent vers
leur cantonnement : c'était là la réponse du capitaine ; en un sens il avait
tenu parole et épargné le verger ! Atterré, monsieur Thang
torturait sa barbiche ; il savait maintenant qu'un jour ces étrangers
seraient impitoyablement balayés. Il n'osa pas se
plaindre au Résident. A quoi bon ! D'ailleurs le bataillon venait d'être muté
dans la plaine des Joncs. Dès sa première escarmouche il devait être anéanti
dans une embuscade. Denise DUONG |
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UNE VIE… BIEN REMPLIE |
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C’est avec l’arrivée
du printemps que, chaque année, je fais mes débuts dans la vie, et mon
berceau est une fleur blanche parmi les milliers d’autres d’un énorme
bouquet. Lorsqu’il me
voient les gens sont heureux : l’hiver est fini, les oiseaux gazouillent
et le soleil réchauffe la terre. Puis les pétales s’envolent,
poussés par le doux zéphyr qui fait oublier la glaciale bise. Très timide au début,
je reste bien verte pour dissimuler sur la branche à l’abri des jeunes
feuilles. Mais les chauds rayons
me font bientôt grossir et…rougir. Je prends alors une forme toute ronde,
bien en chair, généreusement épanouie. Merles et passereaux me rendent
souvent visite pour chanter les beaux jours. Et quand vient l’été … la fête
commence ! Je deviens boucle
d’oreille pour la petite fille, je régale toute la famille autour du
clafoutis, je ne me transforme en goutte dans un bocal pour les réunions
entre amis. Et tandis que ma queue est le symbole du petit rien , du pas
grand-chose … au contraire , lorsque tout va bien , quand tout est parfait ,
je suis la derrière pièce qui se met sur le gâteau . Vraiment, sans
vouloir me vanter, je peux vous faire une confidence : si je n’étais pas
là, si je n’existais pas…votre vie ne serais qu’un bol de noyaux ! Mais … Suis-je étourdie !
J’ai oublié de me présenter ! Oh, sans doute avez-vous trouvé … Alors,
faisons un petit jeu et répondez vite à cette devinette : Qui suis-je ??? JACQUES
MACHU |
LE
CHENE VERT |
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Il
y a trente ans, c’était un avorton. Depuis des années les chèvres lui
rognaient le fût, et il avait eu bien du mérite à survivre. Nous avons choisi
l’arbre et renvoyé paître les chèvres … De toutes façons, il se trouve
toujours ici des espaces maigres qui leur conviennent. Dans
sa générosité et dans sa gratitude, chêne vert a merveilleusement forci. Il
me bouche complètement la vue désormais. Fini le clin d’œil au fénestron du
voisin, à l’heure des ablutions. Terriblement amorties les criailleries, les
exclamations d’enthousiasme, les provocations rieuses. Maintenant qu’il est
dans sa maturité, l’arbre s’impose. Il est énorme, large et épais,
relativement haut, d’une splendeur sombre et superbe. Il mériterait d’être
classé ! Il
est sûr de lui maintenant ! Qui
oserait en effet le taquiner du bout du bec ? Qui serait
susceptible de le faire tomber un jour ? Tout au plus galopin agile pourrait-il se permettre de se nicher au
creux des plus grosses branches. On ne l’y verrait même pas ! Il
y a pourtant eu sacrilège l’autre soir. Ce fut l’œuvre d’un gros chat blond
dont l’obscurité avait été la complice, mais qui révéla sa présence à la
faveur de ses deux yeux dorés, tapis entre les branches, perçants, barrés
verticalement des deux pupilles rétrécies. Le vandale aurait été fondu dans
la masse si seulement il avait eu les yeux clos. Mais
la vocation de l’arbre n’est pas d’être un refuge de la SPA. Sa richesse,
c’est son pied. Demandez
à Olga, la chienne truffière, ce qu’elle en pense, elle qui le renifle avec
espoir. Et
bien, elle est déçue, Olga. Les truffes mises à jour au pied de ce citoyen-là
ne valent pas le déplacement. Pour elle du moins, la connaisseuse. Alors le
maître les utilise pour « entraîner » les collègues truffiers…
qui finissent par les manger. Si ce n’est pas malheureux ! Un si bel
arbre, des truffes si minables ! Alors fichez lui la paix, au chêne vert,
au lieu de lui chatouiller cruellement la plante des pieds ! Les
hommes sont cupides ! Chez
l’arbre, tout est gratuit ! Les fruits, l’ombre, le refuge, la
beauté ! Plus tard le bois… Mais
toi, mon bel arbre, rescapé des chèvres, tu tiens les hommes en respect, car,
je le confirme, tu es la durée, face au monde des incertitudes, et la
sécurité. Même si tu es capable, O traître et satané garnement, de me masquer
parfois la forêt !
PAULE LEFEBVRE |
Mon lièvre à l’ouverture |
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Une volée de grives venait de partir
des peupliers du font de notre jardin. Ces peupliers longeaient la voie
ferrée et surplombaient de longues haies d’aubépines. La volée rejoignit le
bois de la fontaine Jamet, devant chez nous. Notre maison était plantée au
milieu de ce territoire. Nous vivions à la campagne dans le Nord de la
France. Avant l’ouverture de la saison de
chasse, dans les premiers jours de septembre, je reprenais mon exercice
favori en tirant quelques grives. Invariablement, elles plongeaient des
peupliers vers les haies d’aubépine ou poussaient au-dessus de la maison pour
aller vers le bois. La veille de l’ouverture, j’étais
dans le jardin et je surveillais, dernière répétition avant le lendemain.
Vers le milieu de la matinée, je n’avais encore pas tiré le moindre coup de
fusil quand je vis une dizaine de grives prendre leur envol en direction du
bois de la fontaine Jamet. De derrière la haie de lauriers du fond de notre
jardin, j’attendais qu’elles se trouvent juste au-dessus de moi pour épauler.
J’en suivais une plus grosse que les autres, un peu à la traîne. Je tirais
dans la foulée. Elle tomba à mes pieds. Mon père, qui avait suivi toute la
scène à la fenêtre de la cuisine, sortit
et s’écria : -
C’est le coup du
roi ! Pour moi, c’était surtout le signe
que l’ouverture serait excellente, un bon présage en quelque sorte. Le lendemain matin. je me
r éveillais au son du cor de chasse. Après avoir entrouvert la porte de
ma chambre, mon père avait mis un disque de musique de chasse. J’étais en
pleine forme et cette fantaisie paternelle me mit d’excellente humeur. Il
était presque huit heures. L’ouverture officielle étant pour neuf heures,
j’avais tous le temps de faire ma toilette, prendre un copieux petit-déjeuner
et préparer toutes mes affaires. C’était ma première ouverture. Mon
excitation grandissait de minute en minute. J’avais rendez vous avec André et
Monsieur B., deux amis chasseurs de longue date. Vers neuf heures, nous
attaquions à l’endroit que l’on appelle « les quatre pâtures ».Le
coin est réputé pour être giboyeux. Le nom lui est resté mais les pâtures ont
disparu. En fait, trois des anciennes pâtures forment un grand champ ou avait
été planté cette année- là du maïs. La récolte était toute fraîche, il ne
restait que le bout des pieds que je m’amusais d’ailleurs à faire craquer
sous mes bottes. La dernière pâture résistait encore au remembrement avec la
veille cabane ou lorsque j’étais gamin, mon père me faisait croire
qu’habitait le père « fouettard » ! C’était du passé, je
rêvais un peu, il fallait me concentrer plus. En ligne, nous avancions dans
l’ancien champ maïs, les deux chiens de mes amis devant, dociles, très bien
dressés pour la chasse. Nous en atteignions l’extrémité lorsqu’une compagnie
de perdreaux prit son envol. Monsieur B. tira deux fois, je lâchais un coup
de fusil tout tremblant. Rien ne tomba. La compagnie se dirigea vers un grand
carré de betteraves plus loin dans un léger creux. Les idées se bousculaient dans ma
tête et les sentiments que j’éprouvais se différenciaient sensiblement.
J’étais heureux d’avoir vu cette belle compagnie, grosse d’environ dix
perdrix, un peu déçu de n’avoir rien tué, mais certain que ce n’était que
parti remise. Vers onze heures, alors que nous
remontions en direction du bois de la fontaine, nous croisâmes le père Vatin,
son fils et son petit-fils. Ce sacré chasseur que je connaissais depuis
longtemps, jamais bredouille, avait « fait » un lapin dans un
petit champ de choux. J’écoutais le récit des faits, admiratif. Vers midi, sans rien revoir, ni
gibiers, ni chasseurs, nous repassâmes par la dernière pâture, prés du champ
de maïs. André nous avait quitté, et je restais avec Monsieur B. et son
petit-fils Nicolas. Dans le petit creux, là ou
s’étaient réfugiées les perdrix, on attendait des coups de fusil, et bientôt,
une ligne de cinq à huit, chasseurs apparut loin devant nous. Ils battaient
les betteraves. J’étais replongé dans mes rêves,
lorsque je vis devant moi passer un lièvre, léger, insouciant ou décidé, la
nature a des secrets terribles. Il devait fuir devant la ligne de chasseurs
qui lentement descendait vers nous. Je ne voyais plus Monsieur B. Nous
étions séparés par un petit étang et des buissons au milieu de la pâture, son
fils avançait calmement derrière moi. Le lièvre continuait sa course,
toujours gracieuse, il venait droit sur moi. Son regard croisa le mien. Je
garderai ce souvenir toute ma vie .Je n’y ai pas lu la pitié, mais une
volonté, un désir. Tous les chasseurs autour de moi avaient à leur tableau,
et depuis longtemps, plusieurs lièvres, peut-être des « parents »
de celui qui se présentait devant moi. Ses yeux semblaient me dire
« c’est toi que j’ai choisi, toi, le nouveau, sans expérience… » Je tirais un seul coup, le lièvre
s’écroula Monsieur B ., à la détonation courut dans ma direction et me
demanda la raison du coup de fusil. Je lui répondis avoir tué un lièvre. Il voulut aussitôt savoir ou il
s’était enfui, et par ou le poursuivre. Je répondais toujours calmement qu’il
était là, à quelques pas devant nous, sans doute mort. Son petit-fils riait
et me regardait avec des yeux, sans doute aussi admiratifs que les miens un
peu plus tôt. Je n’avais rien prévu pour porter le gibier et c’est Monsieur
B., rigolant de ma naïveté qui mit le lièvre dans sa gibecière. Il me
félicita. C’est ma mère qui le cuisina quelques semaines après. Nous fîmes
un repas délicieux, bien arrosé d’un vin rouge. Ace jour, c’est toujours le
seul lièvre de mon tableau de chasse.
ALFRED LENGLET |
NAISSANCE
D'UN AMOUR |
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L'amour nous transporte
au-delà des nuages, Plus rien n'existe
autour de nous, Ni le vent, ni la pluie,
ni l'orage Sous le regard envieux
des jaloux. Nos cœurs sont à leur
rendez-vous. En ces lieux, la vie
tourne une page, Le paradis est là devant
nous. Glissant, sans hâte, sur
les raies du soleil, En nous s'installe le
printemps. Ô merveille, De nos cœurs, tendres
bourgeons, éclatent Leurs corolles, une à
une mille fleurs s'épanouissent. Y butinent aussitôt
mille abeilles Qui abreuvent, capiteux
délice D'un nectar aux senteurs
de miel, Notre bouche
entr'ouverte en forme de calice. Grisés de ces moments à
nul autre pareil, L'amour se scelle avec
une tendre ardeur Dans un long baiser de
nos lèvres vermeilles. Un baiser de saveur pain
d'épices Qui nous affame avec
candeur. Puis nous flânons le
long des beaux rivages De l'onde calme, si
limpide, si pure Monte une voix
cristaline, un murmure, Embrassez-vous.
Approchez vos visages. Une brise légère caresse
notre front L'amour nous fige là.
Dieu ! Que c'est bon. A sa reconnaissance,
palpitent nos narines Nos âmes exultent d'une
joie divine, D'ici-bas nous oublions
les blessures, Plus fort, l'amour lui,
nous rassure. Et dansent nos cœurs,
dansent nos âmes dans le vent, Qui loin ; loin nous
emporte en tourbillonnant. Nos mains se joignent
pour ce voyage Nous vacillons, ne
voulons plus être sages, Nos doigts s'étreignent,
un frisson passe. Puissant, l'amour ne
cède jamais la place. Doucement, tendrement on
s'enlace, Un spasme fort vient de
nous traverser, En esprit, nous venons
de consommer. L'amour, ce petit
d'homme sans âge Au septième ciel, nous a
projetés sans ambages. Flânant toujours au-delà
des nuages, Nous avons consommé. Que
dire ! C'est fou. Est-ce possible ?
Direz-vous. L'amour est un miracle.
Avec lui on peut tout, humez son aphrodisiaque
senteur sous un soleil doré et
sa chaleur, sur ces rivages de Janine DE NANCY |